LITTÉRATURE La littérature comparée
Voyages et voyageurs
Il n'est pas de « littérature comparée », à proprement parler, sans qu'intervienne une quelconque relation avec l'étranger. Voyager au-delà des frontières nationales est donc déjà un acte comparatiste. Montaigne l'avait bien compris, qui se souvenait de sa Gascogne en Italie. Et ce que Dorothy Carrington a appelé « the traveller's eye », c'est d'abord le regard sur l'autre qui permet de se retrouver soi-même.
Le voyageur est comparatiste, et le comparatiste est un voyageur. Etiemble l'a bien montré, en 1969, avec Retours du monde où il faisait, à sa manière, le récit de ses missions et de ses périples. Une étude devenue classique comme Voyageurs et écrivains français en Égypte (1956) de Jean-Marie Carré n'aurait pas été possible sans une expérience du pays. Et il fallait aussi une connaissance directe et fine de la Sicile pour écrire les livres d'Hélène Tuzet sur Les Voyageurs français en Sicile à l'époque romantique 1818-1848 (1945) et La Sicile au XVIIIe siècle vue par les voyageurs étrangers (1955). De l'étude de Jacques Huré sur Grenade à celle de Crystel Pinçonnat sur New York, on voit s'enrichir l'étude des représentations de la ville étrangère. Le travail comparatiste sur les récits de voyage conduit à cette science nouvelle à laquelle on donne parfois aujourd'hui le nom d'« imagologie ». Elle occupe un chapitre entier (« Komparatistische Imagologie ») dans le manuel de Hugo Dyserinck, Komparatistik (1977). Sous son impulsion, l'école d'Aix-la-Chapelle s'en est fait une spécialité.
Une littérature accumulative
On pourrait commencer par l'étude des guides. Les petits livres composés pour les pèlerins à Rome voulaient dire tout ce qu'il fallait avoir vu, énuméraient tous les sites sanctifiants, les indulgences attachées à chaque sanctuaire. C'est ainsi qu'au xviiie siècle le Président de Brosses, auteur de célèbres Lettres d'Italie, utilisa le Diarium italicum (1702) de Montfaucon et la Description de la ville de Rome (1690, rééditée en 1713) de Deseine, véritable Baedeker de l'époque, qui avait tellement enrichi son auteur qu'il avait fini par s'établir dans la Ville pour le vendre.
À partir de là, la littérature de voyage fait en quelque sorte boule de neige. Non seulement les ouvrages précédents peuvent servir de guide au voyageur (Goethe utilise Volkmann, et Stendhal Lalande), mais encore le récit de voyage nouveau s'enrichit de leur substance. Pour l'érudit, l'invitation au voyage se transforme alors en la sollicitation d'une archéologie livresque. Si les compilations constituent l'exemple pur, des ouvrages littérairement plus élaborés et signés de noms plus prestigieux n'échappent pas à ce type d'enquête. Même un récit aussi original que le Voyage en Orient de Gérard de Nerval a des sources nombreuses, comme le Voyage pittoresque de la Grèce du comte de Choiseul-Gouffier (1782-1822), le Voyage en Égypte et en Syrie pendant les années 1783, 1784 et 1785 (1787) de Volney, ou même la Relation de Tournefort d'un voyage au Levant fait par ordre du Roy (1717). En « somme », écrivait Goethe, « s'il est vrai que tout individu ne fait que compléter les autres, et que se donner comme tel est le meilleur moyen de se montrer utile et aimable, cette remarque doit valoir surtout pour les relations de voyage et les voyageurs ».
Les grands modèles
On ne saurait pourtant réduire à ce processus accumulatif les métamorphoses des récits de voyage. La littérature est trop vivante, elle est une magicienne trop puissante pour n'être qu'une compilation perpétuellement augmentée. Le lieu précis, le détail recueilli importent moins que les grands schèmes narratifs qui sont présents dès la plus ancienne littérature.[...]
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Écrit par
- Pierre BRUNEL : professeur émérite de littérature comparée à l'université de Paris-Sorbonne, membre de l'Académie des sciences morales et politiques
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