LITTÉRATURE La littérature comparée
Le temps de la littérature européenne est-il venu ?
On donne toujours en exemple la Weltliteratur selon Goethe. Mais ne faut-il pas se demander si cette littérature-là est bien une littérature comparée pour notre temps ?
On sait jusqu'où allait la curiosité de Goethe, et ce que son Divan occidental-oriental doit à la Perse et en particulier à Hafiz. Il est d'ailleurs remarquable de voir comment en Allemagne et en Autriche-Hongrie, ce n'est pas seulement vers la Grèce de Hölderlin, d'August von Platen ou de Nietzsche, mais vers l'Orient proche ou extrême que se déploie la rêverie des écrivains et des artistes : l'Inde du Hermann Hesse de Siddharta, la Chine de Kafka ou de Gustav Mahler dans son Chant de la Terre. Pourtant, Etiemble l'a bien fait comprendre, la Weltliteratur selon Goethe se réduit trop aux dimensions de l'Europe occidentale.
Au moment où les efforts des jeunes comparatistes tendent à aller qui du côté de l'Amérique du Sud, qui du côté de l'Océanie qui du côté de la Chine ou du Japon, quand ce n'est pas des Philippines ou de Ceylan, un mouvement inverse se dessine en faveur d'une littérature européenne qui serait l'illustration et l'honneur de l'Europe politique telle qu'elle est en train de se constituer. L'idée n'est pas neuve, mais le progrès est sensible. Là où les professeurs de littératures étrangères, ancêtres des comparatistes, se contentaient au xixe siècle des quatre grands pays voisins, Angleterre, Allemagne, Espagne et Italie, le comparatiste d'aujourd'hui veut faire entendre la voix du Portugal (Daniel-Henri Pageaux, Pierre Rivas), celle de la Scandinavie (Régis Boyer, Vincent Fournier), celle de la Pologne ou de la Tchécoslovaquie (Hanna Jechova), celle de la Russie surtout (Michel Cadot, Jean-Pierre Morel, Claude de Grève, Wladimir Troubetzkoï). L'Europe de la littérature comparée a déjà dépassé l'Europe politique.
Les tentatives dans ce domaine ne se sont pas multipliées, tant les difficultés sont grandes. On s'en est tenu trop souvent à des juxtapositions de monographies nationales, qui ne parvenaient pas à constituer une véritable synthèse. Une Histoire de la littérature européenne, aujourd'hui, ne peut se contenter de dresser un parallèle entre les littératures. Et d'ailleurs une présentation de la littérature européenne et des problèmes qu'elle pose ne se laisse pas enfermer dans une histoire.
Jean-Louis Backès est parvenu à publier un livre qui ouvre vraiment la voie tout en rendant les plus signalés services au plus grand nombre. La Littérature européenne (1996) est un excellent manuel pratique pour des étudiants qu'on oblige à rester en contact avec les textes dans leur langue originale. Mais c'est aussi un livre qui part de la volonté de répondre à la question fondamentale : « Existe-t-il une littérature européenne ? ». « La volonté de construire une histoire de la littérature européenne sur les analogies que l'on croit pouvoir déceler entre les littératures nationales, écrit-il, ne conduit pas seulement à des analyses inexactes ou floues ; elle mène au mensonge délibéré. » La littérature peut être un champ de bataille, elle peut être aussi un système de relais, avec des décalages de dates, des variations de toute sorte. On ne cessera de réclamer la nuance là où trop souvent passe le rouleau compresseur du nivellement.
Même Jean Rousset a dit adieu au baroque après en avoir, comme malgré lui, lancé la mode avec Circé et le paon en 1954. Quant au romantisme, J. L. Backès a beau jeu de montrer qu'il est impossible de le réduire à des caractéristiques nettes. Il souligne également que « c'est justement de l'époque romantique que date le sens moderne du mot „littérature“ ». Mieux, c'est de l'époque romantique qu'on voit justement surgir l'idée d'une[...]
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Écrit par
- Pierre BRUNEL : professeur émérite de littérature comparée à l'université de Paris-Sorbonne, membre de l'Académie des sciences morales et politiques
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