LITTÉRATURE NUMÉRIQUE
Une littérature générée
Les premiers essais de littérature numérique sont aussi anciens que l’informatique elle-même. Dès les années 1940, Alan Turing, logicien et pionnier de l’informatique, découvre les potentialités de l’ordinateur dans le domaine de la combinatoire en programmant des Lettres d’amour sous forme de « cadavres exquis », ce montage ludique de phrases ou de dessins inventé par les surréalistes. Mais c’est seulement à partir de la fin des années 1950 que sont publiés les textes de Theo Lutz dans la revue Augenblick, puis ceux de Jean Baudot (La Machine à écrire) et de Nani Ballestrini. Ces premières productions utilisent l’ordinateur comme une machine à combiner des éléments infratextuels (parfois appelés « textons ») à l’aide d’une fonction aléatoire. Les œuvres ainsi engendrées appartiennent à ce que l’on pourrait appeler une littérature de l’illisibilité revendiquée. Elles s’inscrivent dans la lignée contestataire des poèmes dadaïstes de Tristan Tzara et des cut-up pratiqués par Brion Gysin et Williams Burroughs. En se structurant, la combinatoire peut aussi produire des œuvres plus lisibles, sur le modèle des Cent Mille Milliards de poèmes (1961), de Raymond Queneau. Ce livre, dont les pages sont découpées en languettes combinables, a inspiré de nombreux programmes informatiques qui n’ont pas pour finalité de produire de l’illisible, mais de susciter le vertige du lecteur devant la réapparition du même et du différent.
Les progrès de l’informatique et la prise en compte des avancées de la linguistique ont permis à cette littérature purement combinatoire et aléatoire de se donner des objectifs plus ambitieux. S’inspirant de la grammaire générative de Chomsky ou des travaux des chercheurs comme Propp, Greimas ou Brémond sur l’analyse structurale des textes, la génération automatique a cherché à modéliser la production des énoncés pour la traduire en algorithmes exécutables par un ordinateur. Cette ambition a été portée en France par le groupe de l’ A.L.A.M.O. (Atelier de littérature assistée par la mathématique et les ordinateurs), fondé en 1981. Elle s’est illustrée avec les œuvres génératives de Jean-Pierre Balpe qui vont de la poésie à l’opéra (Trois Mythologies et un poète aveugle, 1998) en passant par le roman (Trajectoires, 2001).
La délégation de la production littéraire à des programmes informatiques conduit à un profond changement épistémologique. La création ne se situe plus seulement dans l’œuvre qui est donnée à lire, mais dans le programme qui l’a engendrée. L’auteur n’est plus seulement écrivain, il est aussi ingénieur de texte, concepteur d’algorithmes, parfois programmeur lui-même. Le lecteur n’a plus affaire à un texte stable, mais à un flux textuel en perpétuel renouvellement. Il ne peut accéder à l’œuvre par la simple lecture : il est voué à en découvrir les ressorts dans la manipulation et la répétition.
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Écrit par
- Jean CLÉMENT : professeur agrégé de lettres modernes, détaché à l'université de Paris-VIII
- Alexandra SAEMMER : professeur des Universités en sciences de l'information et de la communication, université de Paris-VIII
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