LITTÉRATURE NUMÉRIQUE
Une littérature en réseau
Pourtant, après les premières expérimentations sur Minitel, la conquête du Web par les auteurs de littérature numérique s’est d’abord faite avec l’idée de proposer non seulement des « contre-formes », mais aussi des « contre-circuits » aux réseaux de publication et de distribution marchands. Des sites d’auteurs ont ainsi commencé à fleurir dès les années 1990. L’opportunité offerte à tous de publier sur Internet a suscité un engouement pour l’écriture, renforcé par la mise à disposition souvent gratuite des outils de blog et autres content management systems promettant un formatage et une mise en ligne facilités.
La question de savoir si ces formes littéraires, qui sont « seulement » publiées sur le Web mais pourraient être imprimées et diffusées sur papier, relèvent de la littérature numérique est récurrente. Au lieu de contester d’emblée leur appartenance au champ, il est sans doute plus juste d’affirmer l’existence de plusieurs degrés de littérarité, définie dans le champ de la littérature numérique comme l’exploration des potentiels de l’ordinateur à des fins littéraires. Si le degré de littérarité numérique d’un roman « homothétique » téléchargeable sur le réseau et actualisé sur une liseuse est plutôt faible, le cas du journal « intime » écrit au jour le jour sur le Web, sous le regard de lecteurs, est plus complexe. Le tissage du site tierslivre.net de François Bon, véritable atelier à ciel ouvert composé de fragments autobiographiques, de notes de lecture, de microfictions, de photographies, de liens internes et externes, vers des réseaux « amis », expérimente si pleinement les potentiels poétiques du Web qu’il est impossible de ne pas l’inscrire au cœur du champ, même si des parties de ce blog-journal sont publiées sur papier.
Des écrivains comme Yann Queffélec ou Irène Frain, d’abord connus pour leurs productions papier, ont proposé des textes dont les internautes étaient invités à écrire la suite. Websoap d’Olivier Lefèvre était rédigé à plusieurs mains, par courrier électronique, sous la direction d’un « maître de jeu » qui en assurait la cohérence. Le Web a provoqué, par ses dimensions même, un bouleversement comparable à l’introduction du roman-feuilleton dans les journaux, sous la monarchie de Juillet. C’est ainsi que Jacques Jouet a publié en 2001 La République de Mek-Ouyes, un roman sous forme de feuilleton quotidien, sur le site des éditions P.O.L., et que Martin Winckler a mis en ligne chaque semaine deux épisodes de son roman Le Mystère Marcœur (2004).
D’autres auteurs inscrivent leurs œuvres plus radicalement encore dans le flux de données du Web. Alain Robbe-Grillet avait imaginé, dans son roman Projet pour une révolution à New York (1970), un réseau d’événements qui ne peuvent plus être placés avec certitude sur un axe temporel, ou ordonnés selon une simple logique de cause à effet. Gregory Chatonsky a remixé ce récit dans son œuvre numérique La révolution a eu lieu à New York (2002), associant aux mots de Robbe-Grillet des images puisées par requêtes instantanées dans la base de données du moteur Google. Ce type d’œuvre pose non seulement la question de sa lisibilité (le texte littéraire n’est-il ici que matière à requêtes ?), mais encore celle de sa relation aux fonctionnements marchands du Web (cette œuvre confirme-t-elle ou questionne-t-elle le statut de l’entreprise Google ?). Certes, des librairies distribuent aujourd’hui leurs livres sous forme électronique, des éditeurs proposent leur catalogue sur Internet. La littérature fut et reste un marché, même dans ses formes les plus audacieuses. Certains pans de la littérature numérique en réseau résistent néanmoins à la marchandisation et continuent de s’inscrire dans l’approche contestataire et militante qui a marqué le champ à ses[...]
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Écrit par
- Jean CLÉMENT : professeur agrégé de lettres modernes, détaché à l'université de Paris-VIII
- Alexandra SAEMMER : professeur des Universités en sciences de l'information et de la communication, université de Paris-VIII
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