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LITTÉRATURE Sociologie de la littérature

Les conditions sociales de production et de circulation des œuvres

Selon Bourdieu, l'« autonomisation méthodologique » de l'analyse des œuvres est soumise à deux conditions. La première requiert de dégager les contraintes spécifiques au monde des lettres, produit de son histoire et de sa structure, c'est-à-dire de l'ensemble des relations entre les agents et les instances qui concourent pour le monopole de la légitimité littéraire et de la distribution inégale des ressources entre eux. La deuxième condition est de porter au jour le processus historique d'autonomisation d'un marché des biens symboliques ayant sa logique et ses règles propres ainsi que les types de dépendance qui subsistent à l'égard des pouvoirs politique, économique et religieux. Ces pouvoirs contrôlent la production et la circulation des œuvres par deux biais : institutionnel (État, Église, partis politiques, etc.) et économique (marché). Le système de contraintes auxquelles l'activité littéraire est soumise a une incidence directe et indirecte sur la production culturelle, qui va de l'orientation explicite comme dans le cas du réalisme socialiste à l'autocensure ou à l'ajustement aux contraintes du marché, sous peine de sanctions (censure, répression, non accès à la publication).

L'autonomisation du champ littéraire est le fruit de l'apparition d'un corps de producteurs spécialisés habilités à porter un jugement esthétique sur les produits artistiques et à en fixer la valeur. La « naissance de l'écrivain », analysée par Alain Viala en 1985, remonte au xviie siècle, lorsqu'un groupe de gens de lettres se différencient des doctes de l'Université liés à l'Église en prenant appui sur le pouvoir absolutiste. Cette phase initiale de l'autonomisation de l'activité littéraire, qui s'accompagne des premières revendications professionnelles ( droit d'auteur), est aussi marquée par l'officialisation de l'Académie française, à laquelle le roi délègue le pouvoir de « légiférer » en matière langagière. La délégation du pouvoir de consécration libère partiellement l'activité littéraire du clientélisme, où prévaut le jugement du commanditaire. En retour, l'officialisation de l'Académie appelle l'allégeance au pouvoir. Ce processus reste en outre inabouti. Il faudra plus d'un siècle pour que les revendications professionnelles obtiennent satisfaction, avec l'arrêt de 1777 qui reconnaît pour la première fois l'œuvre comme fruit d'un travail et le droit de l'auteur à en tirer un revenu.

Le développement du marché du livre et de l'imprimé a constitué un contre-pouvoir qui a permis aux producteurs intellectuels d'échapper progressivement au contrôle étatique et au mécénat. Cependant, la libéralisation progressive de ce marché au xixe siècle, parallèlement au processus d'industrialisation du secteur, a entraîné une dépendance accrue des écrivains à l'égard de la demande du public. Des formes littéraires nouvelles comme le roman-feuilleton leur permettent de s'ajuster à cette demande, répercutée par le biais du courrier des lecteurs, et qui a infléchi le travail d'un auteur comme Eugène Sue, ainsi que l'a montré Anne-Marie Thiesse en 1980.

C'est pourquoi l'autonomie du champ littéraire s'est affirmée, dans la seconde moitié du xixe siècle, à travers la revendication du primat du jugement des pairs et des spécialistes (les critiques) sur celui des profanes. Contre ce que Sainte-Beuve a appelé la « littérature industrielle », qui se situe au pôle de grande production, régi par la logique économique de rentabilité à court terme, se constitue selon Bourdieu un pôle de production restreinte qui décrète l'irréductibilité de la valeur esthétique à la valeur[...]

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Écrit par

  • : directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, directrice de recherche au C.N.R.S.

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Pierre Bergounioux - crédits : Sophie Bassouls/ Sygma/ Getty Images

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