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LOGIQUE INDIENNE

L'art de la controverse

Lorsqu'on examine de plus près les relations que le Lokāyata entretient avec le jaïnisme et le bouddhisme, d'une part (à propos du vibhajya), et avec le Sāṁkhya et le Yoga, d'autre part (à propos de l'ānvīkṣikī), on s'aperçoit qu'il faut distinguer au moins deux traditions concernant les méthodes d'investigation rationnelle. Il y a le vāda-vidyā (doctrine de la controverse, appelée aussi « tarka-śāstra »), qui s'intéresse avant tout aux personnes et étudie les règles de l'argumentation. Il y a le pramāṇa-śāstra (théorie de la connaissance, aussi appelée « jñāna-vāda ») qui s'intéresse avant tout aux choses et étudie les raisons sur lesquelles se fonde telle ou telle connaissance. Les débats (kathā) ont généralement été classés sous trois rubriques, qu'il est aisé de ranger selon la répartition en deux domaines, la dialectique et l'éristique, qu'adoptait notre antiquité classique. On distinguait les débats ou discussions de bon aloi (vāda), qui visent à trouver ce qui est vrai, la joute oratoire (jalpa), où l'on veut gagner la renommée, et l'argumentation destructive (vitaṇḍā), où l'on chasse l'adversaire hors de l'arène par n'importe quel moyen, sans avancer une thèse à laquelle on s'identifierait. (Par suite, certaines argumentations solides des mādhyamika sont aussi appelées « vitaṇḍā », car les mādhyamika ne pratiquent que la réfutation, ce qui implique qu'ils n'admettent pas la validité de la loi classique duplex negatio affirmat ; en fait, ils utilisent une sorte de négation forte de type intuitionniste.) En revanche, il existe plusieurs classifications des moyens de connaissance (pramāṇa), mais elles sont toutes fondées sur la distinction entre la perception (pratyakṣa) et l'inférence (anumāna) considérées comme des deux manières qu'a l'homme de se renseigner sur ce qui est. Déjà vers 150 avant notre ère, dans le Mahābhāṣya de Patañjali, ce grand subcommentaire sur les gloses de la grammaire sanscrite de Pāṇini, le rôle de l'inférence est décrit en des termes qui rappelent les exposés des stoïciens : l'inférence permet d'accéder par la connaissance d'un perçu à la connaissance d'un non-perçu (ou de quelque chose qui n'est pas accessible à la perception), le premier étant alors un signe du second.

Or le vāda-vidyā devint le noyau d'un des six darśana orthodoxes traditionnels, le Nyāya, qui se développa vers le début de notre ère. Il joua aussi un rôle important dans les écoles bouddhistes hīnayāna de la même époque. Parmi les débats paradigmatiques les plus célèbres, on note le Milindapañhā (vers 100 av. J.-C.), texte non canonique qui relate une discussion philosophique entre le roi hellénisé de la Bactriane, Ménandre, et le moine bouddhiste Nāgasena ; et le Kathāvatthu (250 av. J.-C.) qui, lui, fait partie du canon et constitue le plus ancien traité qui nous reste où soient étudiées les règles de la logique des propositions telles qu'elles sont appliquées à l'art de la controverse. Ces deux textes sont la source de l'école logique bouddhiste fondée par Dignāga (vers 480-540 apr. J.-C.), alors que l'étude de l'inférence en termes sémiotiques par les grammairiens anciens (les vaiyākaraṇas) doit avoir été assez étroitement apparentée aux conceptions similaires qu'exprime le Sāṁkhya pré-classique, selon laquelle le premier rang parmi les pramāṇas revient à l'inférence, tandis que toutes les autres écoles donnent la priorité à la perception. À partir des polémiques qu'on trouve dans les recueils ultérieurs, notamment ceux de Dignāga, il est possible, comme l'a montré Frauwallner (1958), de reconstruire la manière dont le maître du Sāṁkhya Vṛṣagaṇa (vers 300 apr. J.-C.), transforma une doctrine plus[...]

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Écrit par

  • : docteur en philosophie, professeur de philosophie

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