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LOISIRS

Le loisir comme espace autonome de réalisation de soi

Indissociable d'une certaine vision de la « moyennisation » de la société, selon l'expression de Henri Mendras, l'idée s'est peu à peu imposée, à la fin des années 1960, du caractère intrinsèquement libérateur de la diffusion du temps libre et des loisirs. Cette thèse ne va pourtant pas de soi. Le temps libre est aussi perçu par tout un pan de la sociologie critique comme un temps de l'aliénation et de la soumission aux normes de la société de consommation.

L'autonomie du temps libre en questions

Depuis les années 1960, le temps libre est de plus en plus souvent envisagé comme un temps autonome, obéissant à ses propres règles et qui structure à son tour les autres temps sociaux. Cette thèse, défendue par Joffre Dumazedier, associe l'autonomisation du temps libre à l'émancipation par les loisirs. Le temps du loisir est envisagé comme un temps créateur de lien social et d'identité. Cette fonction sociale du loisir conduit à envisager le loisir comme un espace de rassemblement et de cohésion sociale qui transcende en partie les clivages produits dans l'univers du travail, thèse défendue notamment par Paul Yonnet dans Jeux, modes et masses (1985). Chez cet auteur, société des loisirs et société de consommation ont partie liée, l'une et l'autre autorisant en quelque sorte une autoproduction des acteurs sociaux, dans la réappropriation des produits de la culture de masse.

Antérieure au chômage de masse que connaissent les sociétés occidentales depuis la fin des années 1970, la prophétie de la société des loisirs a connu un second souffle, à la fin des années 1990, à travers le succès de l'ouvrage de Jeremy Rifkin sur la fin du travail, traduit en français en 1996. Objet, en France notamment, de nombreuses controverses (comme en témoignent les ouvrages de Dominique Méda et de Dominique Schnapper), la thèse de la fin du travail ne convainc cependant pas totalement. L'expérience vécue par ceux qui sont les plus « libérés » de la contrainte du travail – inactifs ou chômeurs – contredit en effet la vision libératrice du temps libre, comme l'avaient déjà montré Paul Lazarsfled, Marie Jahoda et Hans Zeisel, dès 1932, dans Les Chômeurs de Marienthal : privés des repères sociaux et temporels fournis par le travail, les chômeurs vivent la surabondance du temps libre comme un temps vide, un temps pour rien, pas très éloigné de ce temps de la « mort sociale » qu'Anne-Marie Guillemard évoque au sujet de la retraite. Comme le reconnaît Paul Yonnet lui-même dans l'un de ses ouvrages postérieurs, temps de loisir et temps de travail sont en réalité structurés par des effets réciproques : « Le vécu de la contrainte permet d'accumuler de l'attente de temps libératoire, et le vécu du temps libératoire finit par appeler un ressourcement du désir de loisir dans la niche de contrainte. »

Réalisation de soi ou ... aliénation ?

La marche vers la société des loisirs fait aussi l'objet d'appréciations critiques, qui, bien que puisant dans des inspirations théoriques opposées, communient dans un même rejet de la prophétie du loisir-roi. Le pessimisme qui traverse l'essai de David Riesman (1950) ou celui de Daniel Bell (1976), notamment, s'appuie sur l'idée d'une déstructuration des cadres normatifs de la vie sociale qu'induirait la société des loisirs et de la culture de masse.

Symétriquement, les philosophes critiques de l'école de Francfort, d'inspiration marxiste, soulignent les formes d'aliénation idéologique qui se jouent dans la sphère des loisirs. Si l'on suit Theodor Adorno et Max Horkheimer dans leur célèbre essai paru en 1947, Dialectique de la Raison, cette aliénation provient de l'imposition d'une vision du monde unifiée,[...]

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Écrit par

  • : chargé de recherche au C.N.R.S., Observatoire sociologie du changement, Fondation nationale des sciences politiques

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<it>Danse à la campagne</it>, A. Renoir - crédits : Erich Lessing/ AKG-images

Danse à la campagne, A. Renoir

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