LOUÉS SOIENT NOS SEIGNEURS. UNE ÉDUCATION POLITIQUE (R. Debray)
Au service d'une histoire des sensibilités françaises, des livres émergent de temps en temps dont on peut gager aussitôt qu'ils aideront plus tard à comprendre l'itinéraire, les tensions, les déchirements d'une génération de clercs. Ainsi de Loués soient nos seigneurs. Une éducation politique (Gallimard, Paris, 1996), où la maturité de Régis Debray se penche sur sa jeunesse. Les ingrédients sont là qui lui garantissent la durée, avec le mélange adéquat du représentatif et du spécifique, et le soutien d’un talent rare, d’un style et d'un courage. D'où naît une contribution précieuse à cette réflexion sur la crise de l'engagement qui a envahi récemment les revues et les colloques.
La fin des « années Mitterrand » appelait pour Régis Debray cet ouvrage d'étape. Contre les règles de la rhétorique ternaire, ce normalien – tout marqué qu'il est par la culture khâgneuse –, construit son récit et sa réflexion selon un balancement binaire (ce qui offre l'avantage, d'ailleurs, de laisser, pour l'avenir, toute sa place à une troisième époque de sa vie active).
Première partie : « Los Comandantes ». Deuxième partie : « Les Gouvernants ». De Guevara à Mitterrand. Ce que résume cette formule frappante (Régis Debray excelle dans les formules, parfois jusqu'à s'en enivrer) : « [François Mitterrand] crut qu'on devenait un homme libre en se délestant des valeurs et des fins suprêmes – quand c'est le contraire. » Mais « des moyens sans fin, du pragmatisme sans foi, cela ne fait que la moitié du programme. Le Che détenait l’autre. D'un continent à l'autre, je suis passé de la foi sans la méthode à la méthode sans foi. Il est trop tard pour que je trouve mon troisième homme idéal, celui qui réunirait les deux fragments de la tessère ».
On se souvient que Régis Debray a surgi dans l'attention publique du fait de son combat « latino ». « Cacique » au concours d'entrée de la rue d'Ulm en 1960, marqué par plusieurs séjours à Cuba et par l'amitié de Fidel Castro, il choisit, seul ou presque dans sa génération, d'abandonner les jeux intellectuels et les efforts abstraits de ses camarades parisiens – ceux du groupe d'Althusser, en particulier – pour se jeter dans la guérilla en Amérique latine. Arrêté et emprisonné à Camiri, en Bolivie, il échappe de justesse à la mort et n'est libéré qu'en décembre 1970.
« Toute implication forte dans un combat suscite chez le militant, qui est un soldat, [un] curieux mélange de dilatation artérielle et de resserrement cérébral. » Telle est la distance prise. Dans les pages que Régis Debray consacre à ses années cubaines, on salue l'équilibre qu'il atteint. Nul attendrissement complaisant de l'homme mûr sur ses illusions de jeunesse, ni rage du converti piétinant le héros commodément accablé pour avoir dévoyé le jeune homme qu'on fut. Nulle indulgence pour ses propres erreurs politiques, ni coup de pied de l'âne aux gourous déconsidérés. Et à cet équilibre il parvient d'autant mieux qu'il sait n'être jamais abstrait, et restituer des couleurs vives, une ambiance, la chaleur des nuits et le romanesque des destinées (on admirera le parallèle qu'il dresse entre Castro et Guevara, et qu'il conclut ainsi : « Fidel était un homme fort sympathique et peu recommandable, le Che un homme antipathique et admirable... »).
C'est en prison que Régis Debray retrouve la nation. Du « psychodrame anar » de Mai-68, comme il dit, il ne reçoit que des échos lointains. Depuis sa prison de Camiri, il écrit, en août 1969, à Philippe de Saint-Robert, « gaulliste de gauche » : « Vous saurez peut-être un jour que [...] j'ai pour „la France“, pour la princesse des contes, pour „la Liberté guidant le peuple“ une passion[...]
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Écrit par
- Jean-Noël JEANNENEY : professeur des universités à l'Institut d'études politiques de Paris.
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