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ARAGON LOUIS (1897-1982)

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L'acteur tragique

Déchirée entre des passions contradictoires, cette création côtoie souvent une dangereuse destruction. L'écrivain lui-même semble s'y perdre, ou du moins s'y chercher ; égarant Aragon, aux identités fuyantes, où ses détracteurs ne voient que duplicité et dissimulation. Sa quête toujours relancée d'unité et de clarté passe par plusieurs enfers, individuels ou collectifs : Aragon fit deux guerres, sans compter la guerre froide, et il se battit aussi jusqu'à la fin pour savoir, selon le beau titre du livre de François Taillandier, « Quel est celui qu'on prend pour moi »...

Sa propre dislocation appelle le ravage amoureux qui ne peut nullement l'apaiser, au contraire : « Il n'est plus terrible loi / Qu'à vivre double », résume un distique du Fou d'Elsa. Mais si l'amour aragonien ravive ou aggrave d'intimes blessures, cette passion toujours relancée lui donne aussi un don de compassion, ou la faculté de percevoir et d'exprimer mieux que d'autres les fractures des individus et d'un siècle.

Louis Aragon en 1981 - crédits : william karel/ Sygma/ Getty Images

Louis Aragon en 1981

Jusqu’à sa mort, survenue le 24 décembre 1982, à Paris, en embrassant avec une fureur égale l'amour et le communisme, Aragon écartela sa vie, s'exposant aux plus vives contradictions. Il s'enfonça plus loin que d'autres dans l'appareil du parti, et dans la fournaise appelée stalinisme, là où la parole individuelle n'a plus cours, où la conscience morale se trouve tôt ou tard humiliée au nom de l'organisation. Car Aragon, à la différence de la plupart des écrivains qui ne se risquent pas dans de tels parages, se voulut le soldat d'une cause qui dépassait absolument l'individu. Il donna et reçut dans cette mêlée des coups assez rudes : « Et tant pis qui j'écrase et tant pis qui je broie » écrit, dans Le Roman inachevé, celui qui eut assez d'abnégation ou de folie pour se broyer lui-même.

Son goût de la chose militaire va dans le même sens et risque de rendre plusieurs de ses textes anachroniques en notre époque d'individualisme triomphant ; mais c'est qu'Aragon fut lui-même ce soldat qu'on promène, qu'on trahit ; et qui, à l'image de Géricault refusant d'abandonner Louis XVIII dès lors qu'il porte l'uniforme des mousquetaires gris, fit par honneur le choix d'un certain déshonneur. Or ce sacrifice de l'individu ne fit nullement d'Aragon l'apparatchik robotisé que dénoncent ses adversaires, mais l'auteur des plus beaux romans ou poèmes qui soient, comme si l'écriture des Voyageurs de l'impériale, de La Semaine sainte ou du Fou d'Elsa avait paradoxalement exigé cet altruisme démesuré.

On s'est beaucoup demandé jusqu'à quel point Aragon savait, touchant le Goulag et les crimes de Staline. Il semble évident que depuis l'arrestation en août 1936 de son « beau-frère » Primakov, le compagnon de Lili Brik, sœur d'Elsa, lui-même dut nourrir et ruminer de terribles doutes qui allèrent s'amplifiant. Il est évident aussi qu'il ne pouvait, au nom de l'esprit de responsabilité et par égard pour les premiers destinataires de son œuvre, publier ces doutes, mais seulement les murmurer, comme l’évoque le titre d'une de ses plus profondes nouvelles, insérée dans La Mise à mort. Cette double contrainte de devoir à la fois dire et ne pas dire se trouve explicitement dramatisée par certains textes, si nous consentons à les lire :

« Il y a des choses que je ne dis à personne Alors

Elles ne font de mal à personne Mais

Le malheur le malheur c'est

Que moi ces choses je les sais... » (Le Fou d'Elsa).

À partir, au moins, de 1956, Aragon cherche des métaphores, des personnages et des images capables de dire l'indicible qui le hante : le massacre du rêve et du messianisme révolutionnaire[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Grenoble-III-Stendhal, dirige l'édition des œuvres romanesques d'Aragon dans la Bibliothèque de la Pléiade

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Louis Aragon en 1981 - crédits : william karel/ Sygma/ Getty Images

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