Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

ARAGON LOUIS (1897-1982)

Article modifié le

L'énigme Aragon

Quelles que soient les circonstances par lesquelles on éclaire les développements successifs de cette œuvre, son lecteur ne pourra que butter pour finir sur le sentiment lancinant d'une énigme. (« Moi le Sphinx d'au delà / Les Thèbes futures »). Aragon lui-même rappelle, au seuil de son Œuvre poétique : « Que parole en grec est le radical d'énigme [...]. Et c'est l'injustice, la merveilleuse injustice d'autrui que je demande aujourd'hui. La parole, ainos, en réponse à l'énigme par moi à moi-même posée. »

La première énigme concerne l'exceptionnelle fidélité de son engagement politique (servons-nous de ce mot commode, même s'il le récuse), qui poussa Aragon à défendre, à couvrir l'inexcusable, le stalinisme. À cet égard, quelques textes apologétiques ne se relisent pas sans malaise, comme sont gênants ses silences ou ses digressions, sa trop grande habileté dans l'esquive. Il convient néanmoins toujours de dater les écrits ; cette obstination qui le mena plusieurs fois à nier ou à falsifier l'évidence, comme fit également Sartre, est l'envers de son désir passionné de servir, ou de ce que lui-même appelait son sens des responsabilités ; de toutes ses forces Aragon désira excéder la littérature pour agir sur l'Histoire, et il savait ne pouvoir le faire hors d'un appareil, ni par sa seule écriture.

Au contraire d'intellectuels « engagés », mais qui pouvaient à tout moment reprendre leur signature au nom des droits imprescriptibles de l'individu, Aragon se voulut militant, c'est-à-dire soldat, solidaire d'un parti et d'un nous organique. À partir de son adhésion au PC en 1927, sa conviction la plus ancrée fut que l'individu n'est qu'une poussière dans l'œil ou le maelström de l'Histoire ; et s'il consacra une grande part de son activité des années 1930, comme journaliste et militant, en France et en Europe, à organiser les luttes antifascistes et à infléchir la politique (pas seulement culturelle) de son parti, le leitmotiv de la critique de l'individualisme inspire également, très directement, sa conception de la littérature, et sa philosophie de l'amour. Le drame d'Aragon fut d'épouser et d'organiser jusqu'au bout une cause, et de vouloir servir quoi qu'il en coûte (le cas n'est pas si fréquent).

L'autre énigme est celle de son amour : pourquoi l'avoir à ce point proclamé ? Contre quelle obscure inquiétude lui fallait-il ainsi se rassurer ? Aragon est de ces hommes qui, pour simplement exister, doivent adhérer passionnément : à une femme, à un parti, à une famille.

La troisième touche à son originalité, que ses adversaires contestent : son génie consista à porter à la perfection certaines trouvailles précédentes (l'écriture automatique, le romantisme exaspéré de Maldoror, la poésie des troubadours, l'errance nervalienne ou le réalisme socialiste...), plutôt qu'à innover radicalement. La notion de collage ou de « croisement » n'occupe-t-elle pas une place de choix dans cette création souvent très proche de la critique ? Avec Aragon, c'est une immense époque de la littérature qui se clôt, dans son apothéose et sa recollection. Dans son mouvement, où réside le paradoxal invariant de cette œuvre.

Aussi l’œuvre d’Aragon passionne-t-elle, car c'est là sa modernité, tous ceux qu'intéresse le passage réversible de l'idée à l'image, du sens aux sons, aux rythmes, au chant ; de l'Histoire aux histoires ; de la critique à la fiction ; du dit à l'« arrière-texte » ; de l'individu à la société ; de l'homme à la femme ; du visage à ses masques, et de la vérité au mensonge, au mentir-vrai ; des « Anciens » aux « Modernes » ; de[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : professeur à l'université de Grenoble-III-Stendhal, dirige l'édition des œuvres romanesques d'Aragon dans la Bibliothèque de la Pléiade

Classification

Média

Louis Aragon en 1981 - crédits : william karel/ Sygma/ Getty Images

Louis Aragon en 1981

Autres références

  • AURÉLIEN, Louis Aragon - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 001 mots
    • 1 média

    Aurélien est sans doute une des œuvres où Aragon a mis le plus de lui-même. Rédigée durant les années d'Occupation et de Résistance, à un moment où Elsa Triolet songeait à le quitter, c'est aussi l'une des plus amères et des plus désenchantées. Le roman prend place dans le cycle du Monde...

  • ÉCRITS SUR L'ART MODERNE, Louis Aragon - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 090 mots

    Écrits sur l'art moderne se présente comme un recueil hétérogène de 51 textes rédigés par l'écrivain Louis Aragon (1897-1982) entre 1918 et 1980. Le titre rétrospectif donné par l'éditeur donne une fausse impression d'unité ; il ne doit pas masquer le fait qu'il s'agit de textes...

  • LE ROMAN INACHEVÉ, Louis Aragon - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 979 mots
    • 1 média

    Le Roman inachevé de Louis Aragon (1897-1982) a été publié aux éditions Gallimard en novembre 1956. Autobiographique, ce « poème » (ainsi qu’il est sous-titré) marque chez l’auteur un retour à soi, à la tradition lyrique ainsi qu’à l’amour, au-delà des désillusions personnelles et politiques. Issu...

  • LES YEUX D'ELSA, Louis Aragon - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 963 mots

    À la suite du Crève-Cœur (avril 1941), qui avait marqué son retour à la poésie après dix ans d'interruption, Louis Aragon (1897-1982) publie en mars 1942 aux Cahiers du Rhône, à Neufchâtel, Les Yeux d'Elsa. Ce recueil, qui rassemble des poèmes parus en revues entre juin 1941 et...

  • AFFICHE ROUGE L'

    • Écrit par
    • 2 508 mots
    • 2 médias
    ...écarter nombre de militants de la MOI. Tous ces facteurs participèrent à l'occultation des FTP-MOI. Le groupe Manouchian est connu, quant à lui, grâce au poème publié en 1956 par Louis Aragon, « Strophes pour se souvenir », où il rendait hommage à ces résistants étrangers. Ce poème, inspiré par la lettre...
  • BRETON ANDRÉ (1896-1966)

    • Écrit par
    • 4 872 mots
    • 1 média
    Des prédilections communes, la foi dans les pouvoirs de la poésie ont rapproché de lui, dans les années 1917-1918, Louis Aragon et Philippe Soupault. En mars 1919, ils fondent une revue, Littérature, qui publie les Poésies de Ducasse, les Lettres de guerre de Jacques Vaché, mort (accident ou...
  • BRETON ANDRÉ - (repères chronologiques)

    • Écrit par
    • 654 mots

    19 février 1896 Naissance de Breton à Tinchebray, dans l'Orne.

    1914-1918 Première Guerre mondiale.

    1916 Infirmier militaire à Nantes, Breton y fait la connaissance de Jacques Vaché. En mai, il rencontre Guillaume Apollinaire.

    1917 Fait la connaissance de Philippe Soupault, puis de Louis...

  • FERRAT JEAN (1930-2010)

    • Écrit par
    • 2 264 mots

    « C'était un homme engagé mais il n'était pas hurleur de sentences. Il le faisait avec poésie. » C'est ainsi que Georges Moustaki dépeint son ami Jean Ferrat. Artiste porté par l'idéal communiste, depuis le début des années 1950, Ferrat a signé quelque deux cents chansons qui...

  • Afficher les 12 références