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SOUTTER LOUIS (1871-1942)

La vie de Louis Soutter, qui semblait vouée à ce qu'on appelle une « carrière réussie », est marquée par une rupture étrange, qui l'a retranché de la vie sociale, mais qui l'a amené à exprimer toute la richesse de son expérience intérieure. Né en 1871 à Morges, près de Lausanne, formé dans les ateliers parisiens de Jean-Paul Laurens et de Jean-Joseph Benjamin-Constant, Louis Soutter se trouve en 1900 richement nanti par un mariage apparemment heureux avec une jeune Américaine, et directeur du département des beaux-arts du Colorado College de Colorado Springs, où il enseigne la peinture. Quelques années plus tard, il abandonne tout, famille, carrière, richesse, et rentre en Suisse mener une existence de vagabond, qui aboutit en 1923 à son internement prématuré dans un asile de vieillards, à Ballaigues dans le Jura, où il passera les vingt dernières années de son existence. Il souffre de cette réclusion et fait fréquemment de longues fugues chez des amis ou des hôtes de fortune.

Cette cassure se marque avec plus de force encore dans sa production graphique : Soutter rompt totalement avec la manière académique de ses années fortunées. Il recommence sur de tout autres bases, avec des moyens frustes, une œuvre intime, qui ne s'adresse plus qu'à lui-même, semble-t-il, dans le secret de cahiers d'écolier qu'il accumule dans sa chambre d'asile — et qu'on utilise parfois pour allumer le poêle... Il s'agit de compositions souvent énigmatiques, ressortissant à une mythologie noire où interfèrent des thèmes bibliques, lucifériens, dantesques ou shakespeariens. Soutter ne paraît pas en général préméditer ses sujets : il procède par fines textures, qui s'interpénètrent en déterminant des figures aléatoires auxquelles il donne un aboutissement figuratif. Un tel univers, caractérisé par des métamorphoses, des associations et des condensations formelles, obéit à la logique du rêve.

À partir de 1930, son cousin Le Corbusier, ainsi que Jean Giono et René Auberjonois, qui ont eu connaissance de ses dessins, lui marquent encouragement et amitié. Dès lors, Soutter aborde de plus grands formats et adopte une écriture plus aventureuses encore. Il se limite à certains thèmes qu'il travaille obsessionnellement, comme s'il cherchait à en dégager les fantasmes générateurs. Les formes humaines, végétales ou architecturales, paraissent issues de figures matricielles ou archétypiques dans lesquelles on sent de profonds investissements psychiques. La ligne, émancipée de l'objet, exécute des dissociations et des amalgames qui défient toute cohérence matérielle.

Vers 1937, Soutter souffre d'une baisse subite de la vue, ainsi que d'un engourdissement des doigts. Mais ce qui aurait pu être éprouvé comme une fatalité de la vieillesse devient chez lui prétexte à un renouvellement total du langage plastique. Dès lors, Soutter pose directement l'encre avec le doigt, dont il se sert comme d'un pinceau, en déplaçant la motilité vers le coude. Il élabore des figures plus synthétiques, en jouant dramatiquement de l'opposition du noir et du blanc. Il transpose les spectacles de la vie quotidienne dont il s'inspire sur un plan d'irréalité qui leur donne une valeur hautement symbolique.

L'œuvre de Louis Soutter présente pour l'historien de l'art une difficulté et un intérêt particuliers : bien qu'elle ne soit pas le fait d'un individu « indemne de culture », comme c'est le cas des artistes de l'Art brut, elle est en rupture avec l'héritage artistique, et elle ne s'inscrit en aucun cas dans un mouvement historique. Ce qui ressort du fonds personnel et intime prévaut sur les éléments d'emprunt. L'œuvre se développe à la manière d'une hallucination, comme une prolifération symbolique continue, dont l'artiste lui-même ne paraît pas maîtriser la signification (M. Thévoz, [...]

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Écrit par

  • : conservateur de la collection de l'Art brut, Lausanne

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