BOLTANSKI LUC (1940- )
Une sociologie pragmatique de la critique
L’œuvre sociologique de Boltanski s’est développée en se diversifiant, associant fréquemment l’analyse des données empiriques, à partir d’une méthodologie rigoureuse, et l’élaboration théorique. Récusant la spécialisation dans un domaine précis de la sociologie, Boltanski a élaboré une œuvre qui relève de domaines variés : sociologie de l’éducation, de la culture, de la catégorisation sociale, de la souffrance, de la justice, etc. Du reste, sa force est de prendre appui sur des enquêtes approfondies, qui combinent empiriquement plusieurs outils méthodologiques : entretien, questionnaire, données statistiques, analyse factorielle, etc. Son enquête sur Les Cadres (1982) lui a permis de poser les fondements de sa propre problématique sociologique. En analysant la manière dont cette catégorie se constitue et s’institutionnalise selon un processus politique et une dynamique à la fois sociale et cognitive, Boltanski montre comment se forme un groupe social et comment il se dote de ses propres dispositifs et de valeurs communes. Cette idée de construction des collectifs va être le fil d’Ariane de sa sociologie dont l’enjeu est la remise en question du positivisme et du scientisme. Elle est au cœur de son article fondateur sur la « La dénonciation » (1984), rédigé avec Yann Daré et Marie-Ange Schiltz, qui introduit la notion d’« affaire » pour analyser les processus de dé-singularisation, de montée en généralité, impliquant le passage de la singularité à la généralité, de l’individuel au collectif. Il apparaît que la sociologie critique, dans le sillage de Bourdieu, ne permet pas de faire une sociologie de la dénonciation et des opérations critiques. En outre, selon Boltanski, l’opposition entre savoir scientifique et savoir ordinaire sur laquelle s’appuie cette sociologie s’avère tronquée. De fait, la rupture avec la sociologie critique est consommée et se trouve bien affirmée dans L’Amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action (1990). L’ambition de cet ouvrage est d’explorer les capacités critiques des acteurs en affirmant l’existence d’une pluralité des régimes d’action (par exemple les régimes de justice-justification, de justesse, d’agapè et de violence) qui renvoient aux différentes logiques de façonnement conjoint des acteurs et de leur environnement. S’opère ainsi le passage de la sociologie critique vers une sociologie de la critique.
En partant des acquis de leurs recherches antérieures, Boltanski et Thévenot ont travaillé à l’élaboration d’un nouveau modèle théorique développé dans De la justification. Les économies de la grandeur (1991). Ce modèle pluraliste vise à prendre au sérieux les compétences des acteurs pour analyser les formes d’équivalence et les grandeurs auxquelles les personnes font référence pour justifier leurs critiques et sens de la justice en situation. Il est conçu pour explorer empiriquement des disputes et des accords concernant ce qui est juste et injuste. Six modèles de justice, baptisés « cités », sont répertoriés pour expliciter les différentes formes de critique et de justification. Ce modèle a été à l’origine d’un nouveau style sociologique, la « sociologie pragmatique ». Salué pour son originalité, il a néanmoins suscité certaines critiques, en particulier contre son caractère a-historique et son oubli des rapports de domination. La réponse à ces critiques est fournie dans Le Nouvel Esprit du capitalisme (1999), publié par Boltanski et Ève Chiapello. La perspective adoptée dans cet ouvrage est historique et montre comment le capitalisme contemporain a triomphé en développant une nouvelle organisation en réseau et en récupérant la critique.
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Écrit par
- Mohamed NACHI : professeur de sociologie à l'université de Liège (Belgique)
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