RONCONI LUCA (1933-2015)
En 1970, au pavillon Baltard, le théâtre des Nations donna une série de représentations. Des cavaliers fous chevauchant licornes et hippogriffes fendant la foule, des chariots roulés à bras d'homme installant trois, six aires de jeu simultanées avant d'entraîner le public dans un labyrinthe grillagé, tel était Orlando Furioso d'après l'Arioste, première apparition de Luca Ronconi en France. « Il ne s'agit pas de faire comprendre l'histoire, mais de retrouver l'état d'esprit du lecteur, qui, s'il se met au centre du poème, ne le saisit pas tout entier, alors que les fragments sans rapport apparent entre eux renvoient à l'ensemble. » Multiplicité et discontinuité de l’espace : on peut dire que le théâtre à venir de Ronconi sort tout armé de ce spectacle.
Né à Sousse, en Tunisie, le 8 mars 1933, diplômé de l’Académie d’art dramatique de Rome, Luca Ronconi a été comédien pendant des années (notamment dans la compagnie de Corrado Pani et Gianmaria Volonté) avant de se lancer dans la réalisation d'un répertoire peu pratiqué : Sénèque, les élisabéthains et les baroques italiens, Giordano Bruno aussi (Il Candelaio, 1968), qu'il décale dans des structures où se désarticulent les paroles et les gestes, dans des mondes livides où s'inverse la logique. Seul le triomphe d'Orlando au festival de Spolète (1969) put le faire sortir du ghetto de l'intelligentsia. En 1971, il revient à Paris au théâtre des Nations et fait édifier dans la salle de l'Odéon une maison composée de vingt chambres. Dans chacune de celles-ci sont installés un comédien et un groupe de spectateurs qui assistent à une action fragmentaire, entendent sans voir ce qui se passe à côté. XX prolonge le labyrinthe d'Orlando et, comme lui, traduit l'impossibilité de percevoir et de comprendre toutes les informations qui nous parviennent. Mises bout à bout, les séquences dureraient huit heures. Le spectacle se déroule en une heure et demie et raconte dix minutes d'un interrogatoire vingt fois répété en même temps, sous des formes différentes, tandis que se produit un putsch fasciste.
En 1972, c'est, à la Sorbonne, l'Orestie (Agamemnon, Électre, Les Euménides), spectacle de sept heures qui met en marche une machinerie intégrant les spectateurs dans un espace rectangulaire. Une plate-forme manipulée à vue oscille, déséquilibrant les comédiens, et bascule. Par un système d'ascenseur à poulies, le plafond descend, laisse voir les images d'un monde différent. L'Orestie traite de la transmission d'un texte dont le sens est perdu, repris par des moines du Moyen Âge qui le copient sans le comprendre, avec le même soin que s'ils en étaient les auteurs.
Ronconi revient en 1975. Il monte à l'Odéon Le Barbier de Séville de Rossini. L'espace est multiplié et « verticalisé » par le tournoiement de cloisons, de sièges, de meubles suspendus qui montent et descendent en portant les malheureux chanteurs. Ronconi « déplie » le temps en confrontant sa vision sarcastique à l'interprétation traditionnelle la plus kitsch, montrée par des extraits de vieux films. En octobre de la même année, pour le festival d'Automne, il installe entre deux portiques au Parc floral une autoroute digne de Fellini-Roma : Utopia, montage de cinq comédies d'Aristophane, saga grandiose de rêves pauvres, cortège d'automobiles rouillées, de lits standards, marche aveugle à la poursuite de paradis garantis artificiels le long d'une route apparemment infinie mais ramenant sans cesse au point de départ. C'est une superbe fresque des mensonges et des fuites, dans les noirs et les gris, les blancs et les crèmes des pellicules usées du néo-réalisme.
Entre-temps, à Vienne, à Berlin, à Hambourg et en Italie, Ronconi se partage entre le théâtre,[...]
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Écrit par
- Colette GODARD
: journaliste et critique dramatique au journal
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Classification
Média
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