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VISCONTI LUCHINO (1906-1976)

Au-delà de la perception : le travail sur le temps

C'est dire que les images viscontiennes sont rarement données pour le contenu explicite qu'elles proposent. Couleurs, objets, corps, sons ou mots, versés au compte courant de la perception, retourneraient à la prose du monde. Il n'en est rien ici, quel que soit le sujet traité ou le cadre représenté. Dans La terre tremble, la fillette qui sur le port d'Aci Trezza parle à N'Toni, vaincu par l'acharnement des grossistes, doit plus à un détail de La Bête humaine de Renoir qu'à un souci de réalité, ou au roman de Verga à l'origine du film.

De tels procédés font en sorte que la représentation est perçue à travers un dispositif – visuel ou sonore – décomposant l'image elle-même. Dès Ossessione, on est frappé du nombre d'obstacles transparents intercalés entre la caméra et l'objet filmé. À l'opéra, pour la mise en scène du dernier tableau de La Traviata, pendant que s'élève le chant de l'agonisante, Visconti a imaginé de simuler une lumière du jour filtrée par des persiennes. On ne peut réduire cet effet à des éclairages expressionnistes. À propos d'Ossessione, Gilles Deleuze observe que « tout reste réel dans ce néo-réalisme (qu'il y ait décors ou extérieurs), mais, entre la réalité du milieu et celle de l'action, ce n'est plus un prolongement moteur qui s'établit, c'est plutôt un rapport onirique, par l'intermédiaire des organes des sens affranchis » (L'Image-Temps, 1985).

La poétique viscontienne n'adhère pas à la croyance selon laquelle les images visibles et sonores des films ne seraient que le double d'objets du monde. Elle fait appel à une virtualité d'images pensées à partir de la richesse des sensations produites. Ces images naissent d'un agencement de réminiscences sensibles, ou de références culturelles, et s'accomplissent dans le débordement du visible et la reconnaissance de sa face d'invisibilité. Il se produit alors une démultiplication des images. La richesse du substrat culturel est telle chez Visconti que s'impose l'hypothèse d'une constante métamorphose de référents possibles à travers les choix de la mise en scène cinématographique. On est ainsi amené à concevoir un dédoublement entre images effectivement perçues et images simplement pensées, autrement dit virtuelles.

L'exemple de La Traviata que Visconti a mis en scène à l'opéra avec Maria Callas en 1955, puis en 1963 et en 1967, dans de nouvelles versions, offre une autre modalité de cette esthétique. On sait le goût de Visconti pour l'opéra de Verdi dont on reconnaît plusieurs citations sonores dès Ossessione. Mais, au-delà de la partition musicale effectivement présente ici ou là (dans Le Guépard notamment), on découvre que « la traviata », en un sens élargi, est un motif viscontien à condition de faire retour à l'étymologie du terme. Imaginé pour l'opéra de Verdi, adaptation de La Dame aux camélias de Dumas fils, le titre italien insiste sur l'idée de chemin, tout en désignant celle qui s'est dévoyée. Les plus fascinants personnages de Visconti, tels L'Espagnol d'Ossessione ou le locataire des Nuits blanches, sont eux aussi des voyageurs en marge. Leur apparition est liée au chemin, et désigne une puissance d'être « traversière » toujours possible. De Meursault à Ludwig, le cinéma de Visconti montre que ce n'est pas une figure unique qui supporte cette idée.

De cette forme de présence, jamais attestée, il résulte une qualité particulière de l'œuvre. Car le spectateur éprouve une accumulation insolite de sensations à la faveur de traces entrevues aussitôt qu'effacées. Ainsi, dans la scène où Violetta chante à la fin du premier acte « Sempre libera... », la Callas faisait voltiger sa chaussure[...]

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Luchino Visconti et Romy Schneider - crédits : Farabola/ Leemage/ Bridgeman Images

Luchino Visconti et Romy Schneider

<em>Le Guépard</em>, L. Visconti - crédits :  Titanus/ Pathé Cinéma/ SGC/ Screen Prod/ Photononstop

Le Guépard, L. Visconti

Burt Lancaster dans <it>Le Guépard</it>, de L. Visconti, 1963 - crédits : Keystone/ Moviepix/ Getty Images

Burt Lancaster dans Le Guépard, de L. Visconti, 1963

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