BERIO LUCIANO (1925-2003)
La voix au cœur de l'œuvre
Cette démarche se manifeste aussi dans sa manière d'écrire pour la voix. Lors d'une interview prononcée dans le cadre du festival Présences qui lui était consacré en 1997 à Radio France, Berio a très clairement expliqué l'intérêt qu'il a toujours éprouvé pour la voix : « Tout ce qui est lié à la voix m'intéresse énormément : que ce soit la voix naturelle ou la voix avec microphone, le parler, la résonance, la voix de tête, de nez, de poitrine ou... comment dire ?... d'utérus. La voix est le phénomène le plus riche du monde. »
La voix constituera de fait le fil conducteur de nombreuses œuvres de Berio ; elle sera en tout cas toujours au cœur de son processus créateur. Il faut cependant souligner que l'ensemble de ses pièces vocales s'opposent à la tradition du bel canto – qui, selon lui, efface toutes les particularités naturelles de la voix –, pour renouer avec une tradition plus ancienne, celle d'un Giulio Caccini ou d'un Claudio Monteverdi. Berio va explorer, avec des techniques d'écriture contemporaines, toute l'étendue des capacités expressives de la voix : bruits, onomatopées, claquements de la langue sur le palais, claquements des lèvres, voix parlée, Sprechstimme, voix chuchotée, cris, rires, résonances diverses de la cavité buccale... Dans le domaine de la musique vocale, Berio aura tout osé.
Inspiré par la mezzo-soprano Cathy Berberian, son épouse pendant seize ans, et qui demeurera son interprète privilégiée jusqu'à sa mort, Berio va tirer profit de l'intégralité des sons que la voix peut produire, libérant un matériau d'une richesse et d'une sonorité étonnantes, où le cri, le rire et les interjections se combinent en un nouveau langage d'une rare puissance dramatique, comme dans Sequenza III, pour voix de femme (1966). Contrairement à Thema, Omaggio a Joyce (1958), œuvre dans laquelle subsiste encore quelques bribes intelligibles du texte original, la Sequenza III aboutit à une véritable négation du langage, pratiquement rien ne demeurant perceptible du « texte-prétexte » de Markus Kutter ; le matériau vocal naît de la fragmentation et de l'atomisation de ce texte, dont Berio ne garde que les composantes phoniques, et qui devient ainsi incompréhensible : le signifié est aboli au profit de la transmutation des sonorités et la musique, émancipée du signifiant, se charge en affects. Berio recourt aussi bien à des mots inventés qu'à des éclats de mots, inventant le parlando susurré alterné avec des gémissements lointains, le tout semblant émaner d'une voix désincarnée. Dans ce prodigieux foisonnement sonore surgissent cependant des éléments traditionnels : trilles, trémolos, petites notes (ce qu'on appelait « ornements ») ; on rencontre aussi des échos instrumentaux – glissandos, sforzandos à l'intérieur d'un son –, auxquels Berio ajoute des effets plus inattendus : tapements de main sur la bouche, claquements de langue ou de bouche. Le compositeur ne s'installant jamais dans un mode figé d'utilisation de la voix, le subtil jeu de contrastes entre le statisme des sons tenus et l'extrême volubilité des rires et du parlé confère à cette partition une fluidité toute particulière. Ce recours à une palette de techniques vocales non conventionnelles apparaît dès Circles, pour voix de femme, harpe et deux percussionnistes, où Berio montre que le chant peut faire corps avec le son des instruments et l'imiter.
En 1958, la découverte d'un passage du chapitre ix, « Les Sirènes », d'Ulysse de James Joyce, avait inspiré à Berio une pièce électroacoustique : entièrement composée à partir d'éléments provenant de la voix de Cathy Berberian, Thema, Omaggio a Joyce résulte d'une élaboration sonore extrêmement complexe.[...]
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Écrit par
- Juliette GARRIGUES : musicologue, analyste, cheffe de chœur diplômée du Conservatoire national supérieur de musique de Paris, chargée de cours à Columbia University, New York (États-Unis)
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