BERIO LUCIANO (1925-2003)
À l'écoute du monde
Les contacts privilégiés que Berio a entretenus avec les grands solistes, les grands orchestres, la musique électroacoustique et électronique, le jazz, les différentes formes d'expression classiques mais également populaires, la littérature, la danse et le théâtre ont fait de lui un des compositeurs les plus ouverts sur tout ce que ce que le xxe siècle a nourri comme ambition artistique.
Parmi les compositeurs de sa génération, aucun n'a marqué comme lui un si grand intérêt pour des univers musicaux aussi variés que le jazz, des mélodies populaires, des traditions extra-européennes. Il s'est en fait intéressé aux expressions et aux techniques populaires qui lui ont permis d'embrasser des mondes apparemment hétérogènes : les folklores sicilien et serbo-croate, les chants arméniens, les polyphonies pygmées... À l'instar de Bartók ou de Stravinski, Berio a réussi à intégrer de manière particulièrement originale ces traditions populaires dans un langage contemporain.
Au premier rang des œuvres les plus caractéristiques de ce compositeur à l'écoute du monde figurent les Folk Songs, pour mezzo-soprano et sept instrumentistes (flûte, clarinette, deux percussionnistes, harpe, alto et violoncelle), créés en 1964 à Oakland, par Cathy Berberian, sa dédicataire, et le Juilliard Ensemble, sous la direction du compositeur. Ces Folk Songs sont fondés sur des thèmes populaires de différents pays et de différentes époques, de la Renaissance à nos jours : États-Unis, Arménie, France, Sicile, Italie, Sardaigne, Auvergne, Azerbaïdjan. Berio a procédé sur ces thèmes à un traitement métrique et harmonique particulier, et l'accompagnement instrumental qu'il a choisi ne reflète pas l'accompagnement original, d'ailleurs très difficile à déterminer. Dans une note écrite pour le programme du festival Présences 1997, Berio explique ses choix de traitement instrumental des Folk Songs par le fait que celui-ci « doit suggérer et commenter tout ce qui paraît refléter les racines expressives – à savoir culturelles – de chaque chanson ». Berio a doublement réussi cette démarche, qui était déjà celle d'un Manuel de Falla avec les Siete canciones populares españolas ou de Maurice Ravel composant les Cinq Mélodies populaires grecques : d'abord parce qu'il a su faire d'un répertoire de chants déjà existants une œuvre entièrement personnelle et originale, ensuite parce qu'il a réussi – ce qu'aucun compositeur n'était parvenu à faire auparavant – à conférer une unité parfaite à ce cycle de chansons appartenant à des cultures dont on pouvait penser qu'elles étaient complètement étrangères les unes aux autres, du fait notamment de leur éloignement géographique.
Coro, pour chœur mixte à 40 voix et orchestre, est créé en 1976 au festival de Donaueschingen. Dans cette œuvre monumentale qui se présente comme une grande symphonie, même si elle n'en a pas la forme musicale, et où le parcours narratif présente trente et un épisodes, la démarche de Berio diffère profondément de celle qu'il avait adoptée pour les Folk Songs. Cette fois, il ne se fonde sur aucun chant populaire existant, à l'exception d'une mélodie yougoslave pour l'épisode VI, mais son immense connaissance des caractéristiques musicales des chants populaires du monde entier lui permet d'insérer des intonations qui peuvent rappeler à l'auditeur certaines traditions ou certaines chansons. Les textes choisis se situent à deux niveaux, différents mais complémentaires. Il s'agit d'abord de deux poèmes de Pablo Neruda issus du recueil Residencia en la tierra (1933-1947) ; les autres textes choisis sont des textes traduits et Berio a volontairement effacé les références explicites afin d'homogénéiser l'ensemble du matériau musical.[...]
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Écrit par
- Juliette GARRIGUES : musicologue, analyste, cheffe de chœur diplômée du Conservatoire national supérieur de musique de Paris, chargée de cours à Columbia University, New York (États-Unis)
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