LUCIEN DE SAMOSATE (120 env.-apr. 180)
Les traits d'un génie
« Je suis un homme qui hait les fanfarons et les charlatans, qui déteste les mensonges et les hâbleries, qui a en horreur tous les coquins [...]. Or, il y en a beaucoup, comme vous savez [...]. Oui, j'aime ce qui est vrai, ce qui est beau, ce qui est simple, en un mot tout ce qui mérite d'être aimé. Seulement, je dois avouer qu'il y a peu de gens auxquels je puisse faire l'application de cet art » (Pêcheur, Ἁλιεὺς). En fin de compte, tout semble être question de nombre : Lucien se place à distance suffisante de la foule, contre tous ceux qui, victimes de leur crédulité ou de leur bassesse, se dupent eux-mêmes, se nourrissent d'illusions et manquent à leurs principes. Sa mission sera de démasquer tous les charlatanismes, de démolir tous les préjugés, de détruire toutes les chimères. Un moraliste révolté par le spectacle de la bêtise humaine ? Sans doute. Mais aussi un satirique complaisant, un dilettante raffiné, un exhibitionniste de sa fine intelligence.
On a beaucoup parlé de sa morale négative et de son manque de véritable idéal. La Souda n'hésita pas à lui jeter l'anathème pour son athéisme en général et pour son antichristianisme en particulier. C'est trop demander. En vérité, Lucien fut un piètre philosophe ; habile compilateur d'idées plus ou moins empruntées, il s'en tint à l'épicurisme, tout en subissant l'influence de certains cyniques. On chercherait vainement dans ses écrits une pensée profonde ou originale : pour lui, le mal n'existe sur la terre qu'à cause des charlatans et des imbéciles, c'est presque tout. Comment, rivé aux apparences, pourrait-il voir dans le christianisme les signes d'une transformation sociale plutôt que ceux d'une nouvelle duperie ?
Son mérite est ailleurs, dans le bouleversement des formes littéraires et la création de nouveaux genres. Artiste plutôt que penseur, Lucien sut fondre l'ancienne comédie avec les dialogues des philosophes socratiques (les satires perdues du cynique Ménippe doivent y être pour beaucoup), en combinant les idées avec les caractères humains en un mélange original, le dialogue satirique. Conscient de son apport, il s'en vante : Double Accusation (Δὶς κατηγορούμενος), À celui qui me disait : « Tu es le Prométhée du discours » (Πρὸς τὸν εἶπόντα. Προμηθεὺς εἶ ἐν λόγοις). Peut-être ignore-t-il que le récit fantastique (Histoire véritable, Ἀληθὴς Ἱστορία) ainsi que le pamphlet, en tant que genres littéraires, ne lui doivent pas moins ; il fallut Érasme, Rabelais, Swift, Voltaire pour illustrer cette vérité.
Reste son talent d'écrivain. Atticiste, ayant appris le grec dans les livres, ce créateur inventif, syrien de naissance, n'aurait rien à envier aux auteurs classiques ; l'élégance et la finesse ne sont pas les moindres qualités de sa langue moqueuse ; la fantaisie, l'imagination, tous les traits de son génie apparaissent imprimés dans son style, leste et piquant. C'est ce style précisément, entre autres, qui fait de Lucien un maître incontestable de la prose satirique.
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Écrit par
- Panayotis MOULLAS : professeur de littérature néo-hellénique à l'université de Salonique
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