LÉVY-BRUHL LUCIEN (1857-1939)
La catégorie affective du surnaturel
Les trois derniers livres de Lévy-Bruhl estompent encore les oppositions et font disparaître toute possibilité d'une évolution qui ferait passer l'intellect d'un état prélogique à un état uniquement rationaliste et positiviste. En effet, c'est le rôle de l' affectivité qui est maintenant invoqué pour expliquer la pensée par participation ; et, même, ce qui paraît le plus important dans la mentalité primitive, c'est moins le principe de ses liaisons mentales que le caractère particulier de son contact avec le réel, c'est-à-dire l'expérience mystique dominée précisément par la « catégorie affective du surnaturel ». Par cette expression, créée pour montrer qu'il s 'agit bien d'un élément aussi important pour la pensée que les catégories intellectuelles d'Aristote, Lévy-Bruhl désigne la tonalité à la fois générale et émotionnelle qui spécifie le type d'expérience particulier dans lequel le primitif se sent en contact avec le surnaturel. Ce qui, en fait, révèle l'intervention des puissances surnaturelles, c'est l'insolite. Ces puissances peuvent être bonnes ou mauvaises, entraîner la chance ou la malchance. Mais cela ne veut pas dire que le primitif prête une âme aux choses de la nature. La magie, les rêves, les visions, le jeu, la présence des morts permettent au primitif de provoquer les expériences mystiques qui le renseignent sur ce monde.
Lévy-Bruhl, en étudiant plus particulièrement les croyances des Australiens et des Papous, montre que la mythologie des primitifs n'est pas organisée mais émane d'un type d'expérience assez homogène qui s'explique par la catégorie affective du surnaturel. Le monde mythique est fluide ; les catégories n'y sont pas séparées ; les mythes ont une valeur transcendante et vivifiante, ils fortifient le sentiment de participation. Quant aux symboles, ils transforment la révélation en une expérience concrète, en permettant de saisir ce qui était invisible. Le symbolisme se situe d'ailleurs à une étape moins primitive que le sentiment direct de l'unité entre le réel et le surnaturel.
En définitive, à travers ces analyses, les caractéristiques de la mentalité primitive ne sont plus son indifférence à la logique et son manque d'abstraction, mais plutôt le type d'expérience orientée par l'émotion et le sentiment qui s'élabore ensuite dans les mythes et les symboles pour façonner cet ensemble vécu qui reste une « pensée en vrac » malgré l'unité de sa tonalité. Dans les Carnets rédigés par Lévy-Bruhl à la fin de sa vie, on voit s'atténuer encore l'opposition entre la mentalité primitive et la mentalité civilisée. Ce qu'enseigne l'étude des peuples archaïques, c'est simplement l'importance d'un certain aspect de la pensée humaine qui se trouve estompé dans les civilisations où dominent les opérations purement intellectuelles. « La structure logique de l'esprit humain, écrit l'auteur dans ses notes finales, est partout la même », ce qui ruinerait les hypothèses de ses premiers livres, si ne subsistait au moins de son œuvre l'éclairage nouveau qu'elle a jeté sur le rôle de la participation et celui de l'affectivité dans notre saisie du monde.
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Écrit par
- Jean CAZENEUVE : membre de l'Institut, professeur émérite à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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