CARDOSO LÚCIO (1912-1968)
S'il a vécu, écrit et publié son œuvre à Rio de Janeiro, le romancier brésilien Lúcio Cardoso a toujours considéré avec un mélange d'amour et de haine le Minas Gerais de son enfance, région montagneuse marquée par la piété baroque catholique, région dont « la force brute » et « le pouvoir de légende » n'ont cessé d'alimenter son imaginaire. Il fit ses débuts en littérature en 1934 avec un roman, Maleita (Malaria), transposition littéraire de la fondation de la ville de Pirapora par son père. Ce livre, trop rapidement assimilé au courant régionaliste en vogue à l'époque, annonçait déjà la violente transfiguration du réel que Cardoso pratiquerait plus tard. Son deuxième roman, Salgueiro (1935), étonna les critiques en se démarquant du réalisme de dénonciation sociale, alors que le cadre de l'action se passait justement dans la favela de Salgueiro. Ce bidonville est la métaphore du péché des hommes plus que le symbole de leur aliénation économique. Cardoso trouva son ton personnel dans un roman visionnaire au titre révélateur, A Luz no subsolo (La Lumière du sous-sol), qui devait ouvrir un cycle appelé « La lutte contre la mort » (1936). Ce texte touffu culmine dans la peinture de l'hallucination conçue comme seule échappatoire devant la douleur et la folie. Les personnages étant manipulés par des forces occultes, leurs actes ne sont qu'apparences et tous se débattent dans une véritable « saison en enfer ».
Parallèlement au roman, Cardoso a cherché sa voie dans une poésie d'un rythme ample, fécondée par des images fulgurantes, porteuse d'inquiétudes existentielles (Poesias, 1941 ; Novas Poesias, 1944 ; Poemas inéditos, 1982). Il a consacré également diverses années de sa vie au théâtre, comme auteur dramatique et comme metteur en scène (O escravo[L'Esclave, 1945], Angélica, 1950). Très proche de la naissance du cinema novo, il s'est lancé dans le cinéma d'auteur. Insatisfait de ces tentatives où il donnait pourtant le meilleur de lui-même, il revenait à la prose avec des nouvelles troublantes, des portraits corrosifs tels que Professora Hilda (1946) et une série de récits sataniques autour du personnage ambigu d'Inácio (1944). Il a traduit en portugais Emily Brontë, Jane Austen et Daniel Defoë. Privé de la parole et de la faculté d'écrire après une attaque d'hémiplégie en 1962, il s'est mis à peindre, alliant un dessin aux déformations criantes et un registre chromatique vibrant.
Avec Crônica da casa assassinada (Chronique de la maison assassinée, 1959), son chef-d'œuvre, Cardoso réussit à construire un roman polyphonique en se servant de lettres, de témoignages, de confessions et de fragments de journal intime des différents personnages. Une tragédie familiale y prend des allures de fable mythologique. La décadence d'une famille traditionnelle du Minas Gerais, la relation incestueuse d'une mère avec son fils, l'incarcération d'un travesti « fou » et apoplectique, les ravages du cancer sont autant d'éléments de cette chronique de la désagrégation d'une société et du démantèlement des êtres. Le texte n'en perd pas pour autant son unité organique, grâce à un réseau serré d'images lancinantes. Les contradictions des personnages, le maintien de visions opposées sur les sujets vitaux donnent à la voix de l'auteur la possibilité d'un jeu hétéronymique, qui laisse transparaître ses interrogations métaphysiques.
Cardoso apparaît encore aujourd'hui au Brésil comme un auteur maudit. Mais comment aurait-il pu atteindre les frontières de la lucidité de la folie sans se livrer au dérèglement des sens qui lui a permis de se situer à la charnière du « réel » et du rêve éveillé ?
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Écrit par
- Mario CARELLI : agrégé de l'Université, docteur ès lettres, chargé de recherche au CNRS
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