FEUERBACH LUDWIG (1804-1872)
Après les Thèses sur Feuerbach de Karl Marx et l'écrit de Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, publiés en 1888, l'œuvre de Feuerbach a été en quelque sorte classée. Interprétée dès lors en référence à cet « esprit de parti » que Lénine jugeait indispensable en philosophie (Matérialisme et empiriocriticisme, 1908), la pensée du philosophe a été considérée comme l'expression de l'« humanisme athée ». À ce titre, on a imputé à l'auteur de L'Essence du christianisme (1841) les tendances antireligieuses du marxisme.
Mais cette appréciation conduit à laisser dans l'ambiguïté le sens de la critique feuerbachienne de la religion. Pour Feuerbach, l'homme ne dépasse pas l'homme. La conscience humaine est à la fois celle du moi, de l'individu ressenti comme limité, et celle du toi, de l'espèce connue en son infinité. Celle-ci se retrouve dans le désir de créer des dieux, projection qui constitue l'essence de toute religion. Il y a là une mystification qui conduit de la théogonie à la théologie, et dont n'est pas exempte toute philosophie. L'affirmation de la transcendance mène l'homme ailleurs qu'en lui : suprême aliénation. Mais, du moins, découvre-t-il cette dernière – la théologie était donc nécessaire – et peut-il se réapproprier sa propre essence. Ainsi, « le progrès historique des religions consiste en ce que les dernières regardent comme subjectif ou humain ce que les premières contemplaient, adoraient comme divin ». Ce retour à l'homme concret contient peut-être le paradoxe d'une libération du sentiment religieux dont le seul garant est l'authenticité.
La critique philosophique
La critique de la philosophie hégélienne
Feuerbach reproche à la philosophie hégélienne de maintenir le désaccord entre l'homme et son expérience, de ne jamais pénétrer dans le monde concret. Il y a, certes, une opposition fondamentale entre la nature et l'esprit. Mais c'est précisément la philosophie qui doit s'efforcer de la surmonter en prenant pour point de départ non pas l'esprit incapable de sonder la nature, mais la nature dont la lecture attentive permet d'éclairer les démarches de l'esprit. « La philosophie, constate Feuerbach, est la science de la réalité dans sa vérité et totalité ; mais l'ensemble de la réalité est la nature (nature dans le sens le plus universel du mot). Les mystères les plus profonds résident dans les objets naturels les plus simples que l'esprit spéculatif et rêveur, qui aspire à l'au-delà, foule aux pieds. »
Le mépris de la nature dont témoigne la philosophie moderne est, selon Feuerbach, un héritage direct de la théologie chrétienne. « La philosophie moderne, constate-t-il, est issue de la théologie – elle n'est elle-même rien d'autre que la théologie dissoute et transformée en philosophie. »
Hegel est en réalité un théologien qui s'est travesti en philosophe. « Celui qui n'abandonne pas la philosophie hégélienne n'abandonne pas la théologie. La doctrine hégélienne, selon laquelle la réalité est posée par l'idée, n'est que l'expression rationnelle de la doctrine théologique selon laquelle la nature est créée par Dieu. » L'infini de la philosophie hégélienne est calqué sur l'infini de la religion : l'un et l'autre représentent le fini, donc quelque chose de déterminé, mais sous une forme mystifiée. C'est pourquoi la philosophie spéculative ne saurait parvenir à une compréhension véritable de la réalité.
Le sensualisme
Ce sont les sens, ce « tiers état » tant méprisé jusqu'alors par les philosophes, qui, selon Feuerbach, donnent accès aux vérités philosophiques. Or, l'effort particulier de Feuerbach consiste à donner au [...]
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Écrit par
- Henri ARVON : professeur émérite à l'université de Paris-X-Nanterre
- Encyclopædia Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis
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