WITTGENSTEIN LUDWIG (1889-1951)
Jeux de langage
À l'époque des Investigations philosophiques, et dès les années 1930, Wittgenstein caractérise sa méthode d'analyse par la notion de « jeu de langage ».
Créer un jeu de langage, c'est imaginer le fonctionnement d'un système symbolique artificiellement fabriqué, mais envisagé comme mode de communication complet en lui-même. De tels jeux ne sont pas pour Wittgenstein des modèles abstraits plus simples, imitant des aspects du langage naturel (à la manière dont les schémas mécaniques du physicien simplifient les phénomènes complexes). Ce sont des modes d'expression différents qui, « par comparaison », doivent « éclairer les faits du langage naturel » (Investigations philosophiques, paragr. 130).
Le langage est, en effet, une « forme de vie » ; ce qui, sous la plume de Wittgenstein, n'a aucune connotation existentielle affective : les sentiments qui peuvent accompagner un jeu de langage doivent être regardés comme seconds par rapport à lui, comme une interprétation possible (Investigations philosophiques, paragr. 656). Mais le jeu de langage est forme de vie en ce sens qu'il s'insère dans un comportement total de communication et que la signification des symboles est relative à cette totalité. Le problème philosophique ne se pose donc plus comme recherche d'une forme générale de la proposition pourvue de sens ; une telle formulation ne valait, au niveau du Tractatus, que dans la mesure où l'on voulait explorer le jeu de langage de la science. Wittgenstein insiste désormais sur la pluralité des jeux de langage, et ce sont les conditions de signification multiples de ces différents systèmes que l'analyse philosophique devra mettre en lumière. La philosophie n'explique rien ni ne change rien au monde, on le savait depuis le Tractatus ; on sait maintenant que les seules réponses qu'elle fournit sont du genre : « C'est tel jeu de langage qui se trouve ici pratiqué... » (Investigations philosophiques, paragr. 654). Et son but n'est pas « d'expliquer un jeu de langage au moyen de nos expériences, mais de le formuler » (paragr. 655). C'est en ce sens seulement que la philosophie « traite les problèmes comme on traite une maladie » (paragr. 255) et qu'elle nous délivre de l'« ensorcellement » exercé par le langage, simplement en nous le montrant tel qu'il est.
La notion de jeu de langage fournit en outre l'exemple privilégié de ce que Wittgenstein entend par concept philosophique. Par opposition aux concepts abstraits strictement définis par une classe de propriétés communes, les concepts philosophiques ont l'unité floue d'un « air de famille ». Le but de l'analyse philosophique peut alors être défini comme étant de faire apparaître l'unité d'air de famille sur quoi se fondent les usages des mots, en faisant correctement fonctionner les règles tacites (la « grammaire ») de ces usages.
Ainsi le philosophe des Investigations philosophiques ne s'attache-t-il pas à décrire des actes ou des processus de pensée, qui ne sont pour lui que des accompagnements d'un « calcul » portant sur les mots. « Pour éclairer le sens du mot « penser », écrit-il, nous nous regardons penser : ce que nous observons alors, voilà ce que le mot signifie ! Mais le concept de penser n'est pas utilisé de cette manière. C'est comme si, ignorant le jeu d'échecs, je voulais, par l'observation des derniers coups d'une partie, inférer le sens du mot « mat »... » (paragr. 316).
Du « calcul » qu'est en général la pensée la mathématique apparaît dès lors comme un cas particulier, que distinguent entre autres la fixité et l'exactitude de ses règles mais dont le privilège est tout arbitraire. Résoudre un problème mathématique, c'est explicitement construire un jeu de langage strictement[...]
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Écrit par
- Jean-Pierre COMETTI : professeur honoraire des Universités
- Gilles Gaston GRANGER : professeur au Collège de France
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