PIRANDELLO LUIGI (1867-1936)
Le pirandellisme : un faux problème ?
Le terme de pirandellisme éveille une constellation d'idées plutôt vagues, que l'on peut résumer en quelques mots : humour, logique déréglée, manie gratuite de raisonner, thèmes particuliers, dont les principaux sont : la comédie sociale, le théâtre, la force de l'inconscient et la folie, l'absurde. Cette accumulation mêle ce qui est justifié et ce qui ne l'est pas. C'est Pirandello lui-même qui a fait la théorie de ce qu'il a appelé l'humorisme, défini comme le « sentiment du contraire », comme la reconnaissance, à la fois comique et douloureuse, de ce qui devrait être là où l'on rencontre, justement, le contraire (une vieille femme outrageusement fardée alors qu'elle devrait être dignement effacée, par exemple) : l'humorisme n'est pas dans l'objet, mais dans le sujet. De là naît l'importance des personnages de « raisonneurs », commentateurs, meneurs de jeu, metteurs en scène au sens propre et au sens figuré, qui sont la conscience de l'œuvre, comme celle de l'auteur au travail dans le micro-univers qu'il est en train de créer. La passion du raisonnement n'est que le revers de la folie qui guette la conscience si elle se penche sur elle-même et découvre qu'elle n'est que le centre creux où se croisent les projets des autres.
Au cours des années vingt, un critique de formation philosophique, Adriano Tilgher, interpréta les œuvres de Pirandello comme l'illustration du conflit entre la Vie, fluide et spontanée, et la Forme, rigide, conventionnelle, statique. Le dramaturge, inconsciemment flatté de ce passeport philosophique, donna raison au critique dans des pièces médiocres comme Diane et Tuda, qui d'ailleurs furent vertement attaquées par le même critique. En fait, Pirandello n'est pas un philosophe, et quarante pièces de théâtre ne forment pas un système. Le pirandellisme est constitué de tous les défauts que les critiques les plus opposés lui ont assignés, et des qualités corrélatives. Ainsi, le raisonnement à vide (dont on vient de voir la fonction) lui a été reproché par Antonio Gramsci, qui, d'accord avec les autres critiques marxistes, loue dans Liolà, en des termes curieusement idéalistes, la peinture de l'homme d'avant la chute ! Ces mêmes critiques n'ont point relevé les discours fort « marxistes » de Liolà. Naturellement, les catholiques reprochèrent à Pirandello son agnosticisme, l'immoralité des situations et surtout des solutions. Chacun trouva, et trouve toujours en Pirandello matière à attaque ou à louanges, et c'est cela qui constitue le pirandellisme.
En fait, dans le théâtre de Pirandello (car le reste de son œuvre, infiniment moins connu, ne sollicite et ne passionne guère, à l'exception sans doute de Feu Mathias Pascal, et, dans ce dernier cas, strictement en fonction du théâtre), cohabite la tradition la plus éculée et la plus rassurante (celle du vaudeville, et celle d'« une certaine image de l'Italie ») avec des ferments de subversion et de désagrégation qui ne sont pas limités au théâtre. La technique théâtrale de Pirandello a une valeur et une signification idéologiques précises : la corrosion de la société est représentée par la désagrégation analytique des formes d'art qui la mimaient. La grande comédie de l'homme, celle de Molière, devenue comédie sociale avec Goldoni, dégradée en comédie de mœurs avec les auteurs de boulevard, s'est ainsi transformée en un instrument idéal pour la représentation de la crise d'une société. Sans peut-être tout à fait mesurer la portée de cet acte, Pirandello a lancé dans l'univers frelaté et futile de la comédie des personnages de tragédie, ridicules, grandiloquents, excessifs, des Alceste que nul Philinte ne raisonne, mais qu'en revanche de rusés et[...]
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Écrit par
- Gérard GENOT : professeur à l'université de Paris-X-Nanterre
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Médias
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