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PULCI LUIGI (1432-1484)

Réalité et surréel

Si Pulci a choisi ce genre littéraire, ce n'est pas, semble-t-il, parce qu'il se prêtait à une parodie de la chevalerie et de la foi. Mais ce genre, par son ampleur, la liberté qu'y trouvait l'auteur de parcourir l'espace et le temps, de mélanger coutumes lointaines et mœurs de sa province, de jouer sur tous les registres, du grandiose au familier et au trivial, convenait le mieux à son tempérament lyrique tempéré de gouaille populaire, au souffle, en lui, de l'esprit nouveau, avide d'inventorier le vaste monde. À chercher chez Pulci une critique systématique et rigoureuse du dogme chrétien ou de l'esprit chevaleresque, on s'expose à être déconcerté par les contradictions, les incohérences, les changements brusques de perspective, les faiblesses de l'argumentation. Il serait aussi vain d'y guetter cette nostalgie pour un monde disparu, qui imprègne l'œuvre de son contemporain, le Ferrarais Boiardo. Dans le Morgant, la démarche est radicalement opposée à celle du Moyen Âge, qui s'inscrivait dans un cadre rigoureusement fixé où chaque chose avait sa place déterminée au sein de l'ordre universel, mais la modernité de l'œuvre se traduit plus sur le plan esthétique que sur le plan théorique. Ainsi, la curiosité de Pulci pour les sciences occultes, la magie, la Kabbale, les anciens textes hébraïques, son désintérêt pour les Pères de l'Église et les rites chrétiens, plus qu'ils ne constituent un bréviaire de l'incroyance, expriment un désir d'évasion vers de nouvelles contrées stylistiques. Bref, le dogme chrétien a cessé d'être pour l'auteur source d'inspiration.

Le thème du bon géant Morgant, le païen converti (circonstance dont l'Arioste se souviendra pour son Roger qu'il ramènera à des proportions humaines), n'est pas sans annoncer Pantagruel, bien que l'on soit ici fort loin de l'Utopie et des théories philosophiques. Toutefois, comme chez Rabelais, les proportions colossales, la juxtaposition de l'imaginaire et du quotidien soulignent le réalisme total de la vision. La palette de Pulci se plaît aux contrastes violents, aux heurts de couleurs, à l'accumulation des touches chromatiques, au grouillement des foules et des objets, en ce qu'ils embrassent la totalité de la vie. Morgant le Géant offre à la fois des scènes de bataille qui baignent dans une lumière précise et surnaturelle à la Paolo Uccello, des tableaux succulents et truculents à la manière de certains Flamands et même de somptueuses natures mortes qui évoquent Caravage. Comme chez Rabelais encore, la gastronomie figure à une place d'honneur, non seulement parce que la taverne et le personnage de l'hôte surgissent à chaque détour, mais encore parce que les métaphores sont sans cesse empruntées au vocabulaire culinaire. L'ennemi y est découpé comme une pastèque, le champ de bataille de Roncevaux, jonché d'ossements, bout comme une gigantesque marmite. Si l'intention est parodique plus encore que comique, l'effet est pictural et naturaliste.

Miroir – plus fidèle d'être grossissant – de la cour florentine au temps de Laurent le Magnifique, avec ses fêtes, ses bals, ses tournois, ou du petit peuple, de ses joyeuses kermesses, de ses beuveries et de son humble existence quotidienne, l'œuvre s'invente un langage : l'inépuisable mine de proverbes empruntés au parler populaire et dialectal de Florence et de la campagne environnante, l'argot des voleurs, les néologismes étranges, les exotismes, le recours aux onomatopées, le choc des sons après celui des couleurs, les jeux mots, les coq-à-l'âne ne sont pas chez Pulci (pas plus que chez Rabelais) de purs exercices de rhétorique. Le foisonnement anarchique, qui met à son service toutes les ressources langagières,[...]

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Écrit par

  • : ingénieur de recherche en littérature générale et comparée à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, traductrice

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