BUÑUEL LUIS (1900-1983)
La logique du rêve
Buñuel, qu'on avait oublié de 1930 à 1950, devient alors la proie des exégètes de toutes tendances. Nazarin faillit recevoir le prix de l'Office catholique du cinéma. Chrétiens, marxistes, anarchistes scrutent ses films, sans jamais pouvoir annexer l'œuvre. C'est l'époque – 1951 – où André Bazin trace son portrait dans un des premiers numéros des Cahiers du cinéma : « Massif, légèrement voûté, Buñuel a quelque chose du taureau soudain ébloui par les lumières de l'arène. Sa légère surdité ajoute à l'impression de solitude inquiète que donne le personnage ; mais légère est la barrière à franchir pour trouver l'homme ; doux, calme, tendre, réservé, incapable constitutionnellement de la moindre hypocrisie. »
On sait aujourd'hui que Buñuel consignait scrupuleusement dans un carnet la vingtaine de rêves qui, à plusieurs reprises, ont hanté son sommeil. Bazin, qui sans doute ignorait ce détail, a vu dans ses films la plus juste expression de l'univers onirique et « la seule preuve esthétique contemporaine du freudisme ». À l'époque de Los Olvidados, bien avant Belle de jour ou Le Charme discret de la bourgeoisie, il écrivait : « Quelle que soit la forme plastique que Buñuel prête au rêve, ses images en ont la pulsation, l'affectivité brûlante : le sang lourd de l'inconscient y circule et nous inonde, comme par une artère ouverte, au rythme de l'esprit. » En ce sens, il est « le » cinéaste surréaliste : il nous met face à face avec la vérité des songes. Sans doute parce qu'il travaille d'instinct, vite, il parvient mieux que tout autre à communiquer les émotions à travers les situations absurdes et pourtant si convaincantes du rêve. « Je reste bouche bée quand je lis des livres qui parlent de l'érotisme de mes films [...]. Je ne le vois pas. Je ne me rends pas compte. C'est pourquoi je pense que je me comporte toujours de façon irrationnelle [...]. Filmer est un accident, un accident nécessaire pour que les autres puissent voir [...]. Je sais comment je vais commencer, mais je ne sais jamais ce qui va suivre. »
Car chez Buñuel l'instinct est plus sûr que tout calcul. Le hasard rencontre la nécessité. Après coup, on voit bien que ses films sont rigoureusement construits. Une rigueur d'autant plus impressionnante qu'elle ne doit rien à la rectitude d'une démarche rationnelle. Buñuel apparaît ainsi, selon la belle expression de Maurice Drouzy, comme « l'architecte du rêve ». Mais cet architecte ne sait pas, ne peut dire ce qui s'élabore à travers lui.
La puissance onirique de ses films s'explique peut-être par la précision, l'acuité du regard, le sens de l'observation ; bref, celui qui se veut disciple de Sade et de l'entomologiste Fabre s'inscrit dans une contradiction féconde : il se montre déchiré entre le rêve et la réalité. L'héroïne de Belle de jour, comme le héros de El ou de Cet obscur objet du désir sont des rêveurs perdus entre le monde réel et leurs chimères. Buñuel, sans complaisance, les regarde vivre, descendre pas à pas vers une solitude douloureuse. Cette contradiction en appelle une autre : entre le « moi » et « les autres », entre l'individu et la société. Car ces rêveurs qui s'appellent Nazarin, Viridiana ou don Lope sont des solitaires, comme Robinson Crusoé. Ils sont obligés, comme lui, de se frotter aux autres à un moment donné. Alors, ils deviennent doubles. Au contact d'autrui, une carapace se développe autour de leur moi profond. Carapace faite d'usages, de convenances, de gestes, qui étouffe peu à peu et contredit leur vie intime, leurs impulsions secrètes. Carapace fragile, à l'image de ces points de l'écorce terrestre, bien connus des géologues, où le feu des profondeurs menace, d'un jour à l'autre, de faire jaillir un volcan, ou[...]
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Écrit par
- Jean COLLET : docteur ès lettres, professeur à l'université de Paris-V-René-Descartes, critique de cinéma
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Médias
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