BUÑUEL LUIS (1900-1983)
La coupable pureté
Les héros de ses films nous touchent aussi parce que ce sont des « purs ». Le musicien noir (La Jeune Fille), Viridiana parmi ses pauvres, le médecin (Cela s'appelle l'aurore), l'homme politique (La fièvre monte à El Pao) veulent instaurer un monde un peu plus juste. Leur innocence est un défi aux forces du mal. Leur pureté, comme chez Bernanos, provoque la violence. Ils doivent endosser le manteau de la calomnie, subir l'hypocrisie, se souiller au contact de la laideur et de la bassesse, douter d'eux-mêmes et, pour finir, se noyer parfois dans la médiocrité commune.
Ce goût élémentaire de la pureté se retrouve dans l'écriture et la mise en scène. On remarque le trait net, la lumière crue, le matériau brut. Espagnol, Buñuel aime le soleil aveuglant et l'ombre fraîche, l'éblouissement du jour et l'épaisseur de la nuit. En toutes choses, il privilégie le contraste, les valeurs tranchées. Il ne supporte pas les mélanges, la confusion, le flou.
On ne trouve jamais dans ses films de grands espaces ouverts, sans limite. « Les grands horizons, la mer, le désert me rendent fou. Il faut que je m'arrange pour enfermer mes personnages dans une chambre... » Ainsi, plusieurs de ses films sont situés dans une île (L'Âge d'or, Cela s'appelle l'aurore, Robinson, La Jeune Fille). Quand il s'intéresse à un ermite (Simon du désert), il le montre perché au sommet d'une colonne : isolé, héros d'une pureté sans mélange, insulaire à sa façon. Dans L'Ange exterminateur, la maison et l'église sont aussi des îlots, tout comme le domaine du Journal d'une femme de chambre. De même, le héros de El vit dans une grande villa entourée de hauts murs. Lorsqu'il en sort, c'est pour monter au sommet d'une tour dominant la ville, et donner libre cours à sa paranoïa. On sait que Jacques Lacan illustrait un de ses cours par ce film, à ses yeux exemplaire.
Pureté suspecte donc. Qui veut faire l'ange... Oui, l'angélisme côtoie le bestial. Le désert hallucinant – lieu de toutes les tentations – commence au pied de la colonne du moine stylite. La mer cerne les îles, menaçante, ouverte à l'imprévu, aux échanges, aux compromis. Au contraire, la terre devient familière, humaine, dès qu'on peut lui imposer des limites, la travailler, la façonner à notre mesure. La terre et la mer ne se mélangent pas dans les films de Buñuel. Sinon, c'est la boue, image la plus redoutable, la plus terrifiante. Qu'on pense à l'enlisement des amants à la fin du Chien andalou, à celui du Noir (La Jeune Fille), de l'unijambiste et de l'autocar (Subida al cielo). Angoisse cauchemardesque, peur de perdre ses jambes, d'être englouti par une matière vaste et sournoise comme la mer.
Le tragique de Buñuel est là : l'homme est un animal vertical. Les pieds collés à la terre, et la tête habitée par une conscience. Nous voyons Nazarin marcher en bouchant ses oreilles, la tête martelée par un insupportable roulement de tambour. Contradiction déchirante : l'homme est instinct et conscience. La société humaine s'organise raisonnablement. Tôt ou tard, l'instinct déferle, submerge la raison. La société se révèle alors une jungle, une fourmilière. D'où l'anarchisme de Buñuel, farouche et sans illusion. Car il sait bien qu'au cœur de Robinson toute la société sommeille. Et qu'un Vendredi suffit à l'éveiller. Le conflit est dans l'homme, indissociable de sa nature même.
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Écrit par
- Jean COLLET : docteur ès lettres, professeur à l'université de Paris-V-René-Descartes, critique de cinéma
Classification
Médias
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