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LULU (mise en scène S. Braunschweig)

Elle est la femme fatale, beauté infernale et vampire. Maîtresse autant qu'amante, menant les hommes à leur perte quand ils croient la conduire. Dévoreuse d'âmes, croqueuse de fortunes. Inatteignable. Inaccessible. Emportée dans une course folle au sexe et à l'argent jusqu'à l'instant de l'inévitable chute. Ainsi voit-on Lulu, l'héroïne de Frank Wedekind, visage lisse, regard énigmatique, coiffure à la garçonne, telle que l'a immortalisée le film de G. W. Pabst, réalisé en 1928. Dans son adaptation de cette scandaleuse pièce de théâtre, achevée en 1894, plusieurs fois remaniée par crainte de la censure, divisée en deux parties parce que trop longue (L'Esprit de la terre et La Boîte de Pandore), publiée enfin dans une ultime version en 1913 et jamais jouée du vivant de son auteur, le cinéaste avait confié le rôle à la comédienne Louise Brooks. Soixante ans plus tard, le metteur en scène Peter Zadek reprenait l'œuvre au théâtre dans sa version originelle, et jouait sur le même registre de la fascination, en faisant cette fois apparaître sa Lulu, interprétée par Susan Lothar, sous les traits d'une femme enfant à la fausse innocence perverse.

Et pourtant, si la vraie Lulu était ailleurs ? Si, l'héroïne de cette « tragédie-monstre » n'était en réalité qu'une femme ordinaire, amorale certes, sans tabous ni scrupules, mais ni plus belle, ni plus « infernale » qu'une autre ; moins sulfureuse séductrice en elle-même que par ce que les hommes projettent sur elle, comme ils pourraient le faire avec n'importe quelle autre femme pourvu qu'elle accepte leur jeux. Une femme « jouet » en quelque sorte, produit des fantasmes d'une société et d'une époque en déshérence, où les lois ne sont faites que sauvegarder pour les apparences, où la seule règle est celle de la satisfaction immédiat des désirs.

C'est une telle « banalité », propre au fantasme, que fait apparaître la mise en scène prégnante, entêtante, signée par Stéphane Braunschweig au mois de novembre 2010, sur la grande scène du Théâtre national de la Colline, à Paris. À distance des mythes et des images convenues, en s'appuyant sur le texte quasi intégral de la toute première version de Wedekind, c'est une tragédie ordinairement monstrueuse qu'il nous donne à voir et à entendre. Sans doute, dans une succession d'intérieurs plus ou moins chics, disposés sur un plateau tournant, tous les excès qui rythment la pièce y sont-ils montrés ou évoqués – meurtre, vol, pédophilie, inceste, prostitution, sado-masochisme... Sans doute le climat est-il baigné en permanence de cynisme, de mensonge et de trahison. Mais tout cela est ici exprimé sur un ton d'une banalité amène, comme s'il ne s'agissait que de jeux innocents en un temps où plus rien ne paraît hors norme, où l'impunité est au contraire la règle, sans que quiconque s'en montre outre mesure choqué.

Sur le plateau, les scènes s'enchaînent sans heurts, comme autant d'épisodes d'un roman d'aventures. Graves, légères, drôles, se coulant parfois dans la forme du vaudeville ou du feuilleton, comme le veut d'ailleurs l'œuvre de Wedekind. Ici une réception, là une séance de sadomasochisme, tenues cuir et couleurs rouge à l'appui. Pourtant, imperceptiblement, l'ambiance change. L'atmosphère bascule. D'un lieu à l'autre – l'atelier du peintre à Berlin, le salon à Paris, la mansarde à Londres –, le réel refait surface et finit par imposer sa violence, tandis que des bribes de l'enfance de Lulu resurgissent, jusqu'au dénouement.

Sur le plateau, une quinzaine de comédiens, héros plus ou moins fugaces de cette effrayante comédie humaine, se partagent une vingtaine de rôles. Ils sont banquiers, journalistes,[...]

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Écrit par

  • : journaliste, responsable de la rubrique théâtrale à La Croix

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