LUMIÈRES
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Malgré les travaux de Paul Hazard, les analyses d'Ernst Cassirer ou de Peter Gay, qui en proposaient une définition et en faisaient un modèle, la philosophie des Lumières se trouve aujourd'hui mise en question. Dans sa réalité même, comme ensemble cohérent, paradigmatique de la pensée du xviiie siècle, dans son histoire conçue comme une suite d'images et d'usages contradictoires. La vérité des Lumières serait alors à chercher dans cette historicité manipulatrice qui ne cesse de les reconstruire. Avant toute enquête, il semble légitime de se demander ce que sont les Lumières. Ne faut-il pas substituer aux mots d'ordre, aux valeurs et aux figures que traditionnellement on leur prête – le combat en faveur de la raison, la dénonciation de l'intolérance, la mise en place d'une idéologie du Progrès, entre autres – une autre définition mettant en avant, en une sorte d'épistémologie, ce que Kant appelle un usage adulte de l'esprit humain ? À partir de lui se définiraient la position du philosophe, les champs d'application de sa pensée, les formes du savoir qu'elle fait naître, les valeurs qu'elle défend. Plus largement, les Lumières cessant d'être un moment de l'histoire de la pensée, limité au xviiie siècle, apparaîtraient alors comme un idéal de libération et d'autonomie de la pensée sur lequel notre temps ne cesse au demeurant de s'interroger.
Qu'est-ce que les Lumières ?
En décembre 1784, Emmanuel Kant répond à cette question, posée en janvier 1783 par le pasteur Zöllner dans la Berlinische Monatsschrift. Alors que tous les grands noms des Lumières françaises ont disparu, Kant fait comme si, oubliant les antagonismes et les fractures, il était devenu possible de proposer une vue d'ensemble, d'atteindre une sorte d'épistémê des Lumières elles-mêmes. Il ne cite aucun nom, aucune œuvre. Son propos ne relève pas de l'histoire littéraire, ni même réellement de l'histoire. Prenant appui sur le contemporain, il se veut intemporel parce qu'à la recherche de fondements. Les Lumières représenteraient donc une autonomie de pensée, un idéal vers lequel tendre, déjà partiellement atteint, mais sans cesse menacé, renié pour céder à la soumission de l'esprit et à l'aliénation de la raison. À partir de Qu'est-ce que les Lumières ?, on peut penser celles-ci comme la conquête d'une attitude intellectuelle plus qu'un ensemble de valeurs, de textes et d'analyses, voire d'engagements concrets. Ou mieux encore, comme un horizon d'espérance, une sorte d'idéal universel offert à tous.
Une telle définition implique qu'on ne limite pas les Lumières au seul xviiie siècle. Mais aussi qu'on ne s'en tienne pas pour lui à ce qu'on appelle les Philosophes. Dans cette optique, en ce xviiie siècle, seraient également hommes des Lumières tous ceux qui, s'opposant aux idées reçues, aux préjugés, auraient œuvré au bien commun. Ainsi, pour la France, la majorité des académiciens de province, pour l'Espagne les membres des Sociétés des amis du pays, pour la Prusse tous ceux, parfois de fidèles luthériens, qui travaillèrent aux projets d'éducation de Frédéric le Grand... De fait, on est conduit à dépasser les classements traditionnels, à admettre des hommes gagnés par les Lumières (et non à elles), et à les opposer à d'autres, encore étrangers à cette autonomie du raisonnement, dont Kant fait un idéal de libération. Au-delà des termes qui les désignent dans leur inscription nationale : Aufklärung, Enlightenment, Ilustración, Illuminismo... les Lumières seraient européennes et virtuellement universelles, et dépasseraient l'espace chronologique que la tradition leur impartit. Toute époque aurait ses Lumières et ses Ténèbres. D'une telle vision, le[...]
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Écrit par
- Jean Marie GOULEMOT : professeur émérite de l'université de Tours, Institut universitaire de France
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