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LUXE

Les frontières du luxe

En marquant une ligne de partage entre authenticité et facticité, le luxe est confronté au problème de la rareté. Elle pourra être suggérée à l'aide des symboles et de constructions imaginaires, notamment publicitaires, comme on le voit avec la production limitée de vêtements ou d'accessoires de mode, alors même que les matières premières et les savoir-faire existent en quantités disponibles. Elle pourra aussi buter sur une limitation naturelle, comme pour certains vins ou certaines denrées, malgré des moyens techniques et des savoir-faire permettant de les produire en quantité supérieure. Ce second type de rareté se rencontre par exemple pour quelques parcelles de vignes, des œufs d'esturgeon nécessaires à la fabrication du caviar, des matières textiles précieuses, des productions obligatoirement localisées, dépendantes des variations saisonnières ou climatiques ou d'une limitation des rendements indispensable à la qualité. Entre une rareté feinte et une rareté contrainte, seule la seconde pourrait générer des objets, et non des produits reproductibles, qui pourraient appartenir de facto de façon pérenne au luxe et attiser le désir des acquéreurs, voire de véritables amateurs.

Le luxe peut miser sur la rareté grâce au pouvoir d'auto-qualification des entreprises du luxe. En témoignent des firmes, dont exemplairement Louis Vuitton ou Hermès, où une sémantique nourrie de références à l'Ancien Régime souligne les qualités ascendantes et élitistes de l'entreprise qui devient une « maison », tout comme les chaussures se transforment en « souliers », les consommateurs en « amateurs », tandis que l'artisan l'emporte sur l'industrie, et que les objets supplantent les produits. Le pouvoir du signe linguistique consolide le sentiment d'appartenance à un monde d'exception, à l'écart de la consommation ordinaire. Plus s'accroît le brouillage et se déplacent les frontières du luxe, plus, dans un souci de jouir seuls d'un privilège, des producteurs économiques en viennent même à se déprendre de l'appellation « luxe », jugée trop commune, pour mieux marquer en retour qu'ils sont les seuls à œuvrer au luxe sans jamais le revendiquer. Ainsi, le luxe qui ne se nomme pas, qui s'apprécie et se décrypte à l'usage des seuls amateurs initiés, au goût suffisamment fin pour ne pas être démonstratif ou ostentatoire, fait écho à un héritage aristocratique. Déjà, à la cour, selon Baldassare Castiglione dans Le Livre du courtisan (1528), il était recommandé de ne point trop paraître et de fuir toute attitude ostentatoire pour s'épargner d'être vulgaire.

De surcroît, l'élitisme aristocratique occupe une fonction prépondérante dans le luxe dès lors qu'il pose le caractère autoritaire et l'aura de produits qui sont dans une certaine mesure épiphaniques et indiscutables. En témoignent ces campagnes publicitaires laconiques où l'image n'est auréolée d'aucun slogan, où les objets sont incomparables, impossibles à évaluer, aux antipodes des produits plus ordinaires comparés, mesurés, testés, soumis à la critique des experts ou à la sagacité des amateurs.

Il reste que dans leur grande majorité les acteurs du luxe, à l'intérieur de l'économie mondialisée, poursuivent des logiques de développement qui reposent sur une communication et une commercialisation communes à d'autres secteurs d'activité. En témoignent des campagnes publicitaires récurrentes destinées à garantir la consommation des produits de luxe. A contrario, il faudrait distinguer ces producteurs de ceux plus marginaux qui, indépendamment de toute publicité, bénéficient autrement de l'attention de clients – d'authentiques amateurs avertis –, et de la critique, qui tous deux font leur réputation. C'est notamment le cas des tables primées[...]

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Écrit par

  • : professeur de philosophie, auteur et responsable du département de recherche de l'Institut français de la mode

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Tailleur Chanel - crédits : Evening Standard/ Hulton Archive/ Getty Images

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