LYRISME, notion de
Du chant à la dissonance
L'histoire de la littérature invite à nuancer l'approche essentialiste : Orphée ne connaît que le chant d'amour et la plainte du deuil ; si la poésie s'identifiait tout entière au lyrisme, entendu comme effusion, il faudrait en exclure la poésie narrative et celle simplement descriptive – sans parler de la satire ou du théâtre. Il y a plus : déjà dans la Poétique (env. 340 av. J.-C.), Aristote dédaignait la poésie lyrique pour lui préférer la poésie épique et surtout la poésie dramatique (c'est-à-dire la tragédie). Pendant des siècles, le grand genre poétique a été l'épopée. Aussi pourrait-on avancer que c'est le déclin de cette dernière comme genre narratif, avec le triomphe au xixe siècle du roman « réaliste », qui a en quelque sorte voué la poésie au lyrisme – quitte à ce que le romantisme opère une réinvention lyrique de l'épique : que l'on songe au souffle patriote du Polonais Adam Mickiewicz (1798-1855) ou de l'Ukrainien Tarass Chevtchenko (1814-1861), à l'écriture de l'Histoire par Michelet, aux Ballades lyriques (1798) des Britanniques Samuel Taylor Coleridge et William Wordsworth...
C'est qu'il convient de distinguer, dès l'Antiquité, un lyrisme de la célébration, de l'éloge, d'un lyrisme plus familier, voire galant. Certains genres, certaines formes (comme l'iambe) lui sont réservés. L'ode (du grec ôdè, « chant ») est le poème de la louange. L'ode pindarique, de forme très contrainte, est triomphale, héroïque (dédiée aux héros du stade), ce qui la rapproche de l'épopée ; ton de grandeur que Federico García Lorca (1898-1936), Vladimir Maïakovski (1893-1930), ou d'autres poètes déjà cités (Claudel, Keats, Mickiewicz...), revendiquent en titrant Odes certaines de leurs œuvres. L'ode anacréontique (inspirée du poète grec Anacréon) est plus légère et variée dans ses thèmes, plus libre dans sa prosodie : tradition reprise par Horace chez les Latins, dont se souviennent les Odes et ballades de Victor Hugo (1828). L'élégie, poème de la plainte (en grec elegos), est illustrée notamment par Ovide (LesTristes et LesPontiques) ; avec la thématique du deuil, du regret, l'évocation d'un idéal hors d'atteinte, elle tend à devenir « épico-lyrique ». Chez les modernes, elle se rapporte surtout au malheur amoureux ; les Élégies de Duino (1912-1922) de Rilke approfondissent le lien orphique du chant et de la perte, de l'amour avec la mort.
Considéré du point de vue de l'anthropologue, le lyrisme apparaît comme une constante des littératures, au même titre que l'épopée. On retrouve donc l'un comme l'autre à diverses époques et sous diverses latitudes. Il y a une lyrique médiévale, qui invente ses propres formes : ballades, lais, rondeaux ; poésie amoureuse, elle se signale aussi par le maintien du lien originel avec la musique. Le canso des troubadours, le « chant courtois » des trouvères, le canzo italien, le romancero espagnol, sont à la source des littératures de langues romanes. Le terme lyrisme n'apparaît pourtant qu'au xve siècle, après que musique et poésie se sont séparées. Le sonnet en langue vulgaire, développé par Pétrarque dans ses poèmes à la mémoire de Laure (Canzoniere, 1374) et importé en France à la Renaissance par ses traducteurs (dont Clément Marot, Six Sonnets de Pétrarque, 1539), doit beaucoup au lyrisme amoureux et à sa recherche d'une forme mélodique affranchie de la musique instrumentale.
On a vu aussi que le lyrisme est le registre essentiel du romantisme. À l'amplification et à l'effusion romantiques succède, avec Baudelaire, une poésie du spleen, de l'amertume, de la « dissonance » (Hugo Friedrich) : naît ainsi une lyrique proprement moderne, qui se prolonge[...]
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Écrit par
- François TRÉMOLIÈRES : professeur de littérature française du XVIIe siècle, université Rennes-2
Classification
Médias