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MACHIAVEL (1469-1527)

Limites

Dépassée : la grille interprétative qui sous-tend le discours machiavélien est évidemment antérieure à l'apparition de la « science politique » et des sciences humaines en général ; nous entendons de moins en moins les réalités auxquelles nous renvoient fortuna et virtù. Tous les efforts de l'intelligibilité que nous appelons « classique » sont diamétralement opposés à l'affirmation machiavélienne d'un pouvoir comme phénomène premier. Pour nous, la politique n'est pas seulement une mainmise sur la socialité – même s'il est vrai que cela constitue l'un de ses inévacuables traits – ,elle est aussi une expression de la nature de cette société. Notre tentative de compréhension part désormais du principe épistémologiquement régulateur que Montesquieu a formulé, dès le début de L'Esprit des lois, sous une forme quasi canonique : « Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. » Il existe même des espérances de type « démocratique » qui s'expriment sur un mode axiologique : comment une société peut-elle engendrer une politique qui lui ressemble sans qu'elle s'y trouve trompée, frustrée, et finalement rendue méconnaissable ? L'instrument en est le constitutionnalisme, et le mode intellectuel de structuration du réel politique est alors le contrat. L'espérance en est que l'État soit – idéalement, c'est-à-dire dans son devenir – pleinement pensable dans une transparence au social, semblable à lui au sens où l'on dit qu'un portrait ressemble à son modèle. La phénoménalité brute du pouvoir machiavélien, elle, ne permettait qu'une inutile dialectique du commandement et de l'obéissance, ce qui est peu prédictif et peu explicatif. Que pouvons-nous faire avec une définition aussi courte que celle qui ouvre le Rapport sur l'institution de la milice (1506) : « ... chacun sait que dire Empire, Royaume, Principauté ou République, comme dire chef, en partant du rang le plus élevé pour descendre jusqu'au patron d'un brigantin, c'est dire justice et armes » ?

Il a fallu moins de cinquante ans pour que Machiavel soit mis en perspective et jugé politiquement pauvre, bien que cette appréciation ait été présentée sous la forme d’une dénonciation morale. Inutile et platement cynique, tel apparaît Le Prince aux yeux de son premier censeur important : Jean Bodin. Bodin (1530-1596) appartient à la génération des « politiques », comme le plus célèbre d’entre eux, Michel de l’Hospital, son aîné de vingt-cinq ans. Ces jurisconsultes ont entrepris de définir l’autonomie de l’État au sortir des luttes religieuses graves qui avaient opposé les catholiques de la Ligue aux calvinistes. Donner au roi de France (Henri III, le dernier des Valois) un rôle arbitral fut une novation intellectuelle qui a fondé ce que nous appelons depuis lors « la laïcité de l’État ». Cette novation du xvie siècle fut possible parce que le pouvoir monarchique existait déjà comme un acquis réel du royaume de France : les Six Livres de la République (1576) se demandent par conséquent « quelle est la fin principale de la république bien ordonnée », car « il faut chercher en toutes choses la fin principale, et puis après les moyens d’y parvenir ». L’interrogation machiavélienne avait été, évidemment, d’une nature plus technique, puisque Florence (et à plus forte raison l’Italie) était infirme d’un pouvoir réellement existant. Jugé par celui qui se pose la question française : « que doit être le Roi que nous avons », le dernier chapitre du Prince, « exhortation à délivrer l’Italie des barbares » paraît englué dans la question des moyens à prendre.

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<it>Machiavel</it>, attribué à A. Pollaiuolo - crédits :  Bridgeman Images

Machiavel, attribué à A. Pollaiuolo

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