ECKHART MAÎTRE (1260 env.-env. 1327)
Le théologien de la mystique
L'œuvre d'Eckhart est difficile à aborder. Les écrits latins sont de caractère très métaphysique, et la forme scolastique y est assez déconcertante. Pourtant, la pensée d'Eckhart n'y est point purement spéculative : elle est hantée de préoccupations spirituelles et cherche à rejoindre et à intégrer les bases mêmes de l'expérience mystique. À cet égard, Eckhart est souvent mal servi par la langue trop technique de la théologie de son temps. Quant aux écrits allemands, ils utilisent une langue encore en formation, très concrète et peu faite pour l'expression des réalités spirituelles.
Pour traduire les données de l'expérience mystique, Eckhart use peu du symbole, familier à tant de ses émules. Il a plus volontiers recours à des formules violemment paradoxales qui, en isolant et majorant l'un des aspects de la réalité, deviendraient dangereuses et fausses si on les prenait au pied de la lettre et sans les corriger par le contexte, comme le fit notamment la bulle de condamnation.
De la déité à Dieu
Sa doctrine consiste en des spéculations sur l'être, lequel, pris absolument, s'identifie à Dieu. Eckhart distingue, d'une manière formelle et non réelle, la déité et Dieu. La déité, c'est l'essence divine absolue, isolée en son aséité, au-dessus de tout nom, de tout rapport, et dont nous ne pouvons rien affirmer, sinon qu'elle est unité. On ne peut donc en parler qu'en termes de théologie apophatique négative, de telle sorte que même les termes d'être et de bonté, tels qu'ils sont dans le langage humain, ne sauraient lui convenir. Dieu, au contraire, c'est la déité en tant qu'elle entre en rapport. Elle s'engage d'abord dans un premier rapport interne et nécessaire avec elle-même, qui aboutit à la procession des personnes divines de la Trinité. Les personnes s'écoulent sans cesse de l'essence divine et y refluent éternellement. En outre, la déité devient Dieu par un second rapport, externe celui-là, qui est celui de la création. Suivant l'expression paradoxale d'Eckhart, Dieu n'est Dieu que lorsqu'il y a des créatures ; si elles n'étaient pas, il ne serait pas non plus.
La créature, empreinte divine et néant d'être
La conception eckhartienne de la création se rattache à un thème essentiellement platonicien, celui de l' archétype. Dieu connaît de toute éternité, en son Verbe, l'idée, l'être idéal, ou archétype, de toutes les créatures possibles. La création est l'acte divin qui fait passer certains de ces êtres de l'univers idéal des archétypes à l'univers phénoménal des réalités concrètes : toute créature a donc un être double, l'un virtuel en Dieu et l'autre réel dans le monde. Ainsi, rattachée à Dieu par son archétype, toute créature est comme une empreinte divine, ce qui lui donne sa noblesse fondamentale. Mais, dans une autre perspective, la différence radicale qui sépare l'être incréé de l'être créé est telle que ce dernier, comparé à Dieu, peut être qualifié de néant. Bien que cette formule ait un sens évidemment comparatif, Eckhart lui a donné un tour si audacieusement paradoxal qu'on a pu croire qu'il déniait toute réalité à la créature, et rapprocher ses vues de celles des penseurs hindous sur la māyā.
Le fond de l'âme
Le thème de l'archétype permet à Eckhart d'établir sur une base particulièrement solide la noblesse de l'homme. Comme tous les mystiques chrétiens, il envisage l'âme humaine comme une réalité complexe, présentant des régions et des zones. En son point le plus intérieur est déposé son archétype éternel, par lequel elle est rattachée à l'essence divine. Eckhart désigne souvent ce point central de l'âme par les termes « fond », « lumière[...]
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Écrit par
- Louis COGNET : professeur à l'Institut catholique de Paris
Classification
Autres références
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ANALOGIE
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