MAL
Une source commune de la religion et de l'athéisme
Si le discours de la rationalité intégrale et la mythologie de la beauté se correspondent en fin de compte terme à terme, toute solution au problème du mal – ou toute résolution de ce problème – se trouve vouée à l'échec. L'optimisme, qu'il fasse du diable le valet mystifié de Dieu, ou de l'escalade de l'exploitation la condition de la victoire des exploités, ne rature pas le scandale de l'injustifiable, car, dès lors que l'homme possède en tant que personne une réalité et une dignité propres, il est une fin en soi et ne saurait se considérer comme une partie dont l'écrasement pourrait être un moyen indispensable à la splendeur du tout. Aussi le supplice des innocents, la terrifiante inégalité des destins, l'aliénation sans remède des esclaves qui ont eu le tort de naître trop tôt, en avance sur les maturations de l'histoire, sont-ils une réfutation existentielle de toute systématisation optimiste. Il est pareillement impossible de transformer l'échec en solution pessimiste, d'avancer que le tourment de penser et la peine de vivre ont rompu, pour rien et dans le non-sens, la paix de la matière et l'insignifiance des choses, car cette prétendue réponse refoule et ne résout pas la question, seulement transposée et camouflée sous un mode affirmatif : comment est-il possible, en effet, que de l'être sans conscience, qui était le meilleur, soit sortie la conscience de l'être, qui est mal et principe du mal ? On retrouve la formulation du problème, qui demeure inévitable, rigoureuse, en dépit de l'effondrement des solutions et de la déroute des réponses. La problématique du mal, telle que la révèlent les phantasmes et les systèmes, est donc le contraire d'un artifice et d'une apparence : quelles que soient les figures que l'esprit humain donne à l'être et à la valeur dans la contingence des situations et des cultures, il ne peut jamais déposer cette double exigence qui le constitue comme esprit, qui lui fait attendre que l'être soit valeur et qui l'oblige inconditionnellement à tout faire pour que la valeur soit être – exigence qu'atteste le suicide nihiliste lui-même qui peut vouloir que le non-être soit parce qu'il lui reconnaît valeur par rapport au mal de l'être. La longue coutume des hommes appelle Dieu, divin ou sacré cette rencontre postulée de l'être et de la valeur capable de donner sens à l'existence et de justifier, fût-ce fugitivement en des moments de grâce, une adhésion honorable à ce monde. Or c'est l'expérience du mal commis ou du mal subi, pensée et vécue dans l'angoisse, comme sacrilège, profanation du divin qui, à la fois – et là se trouve l'antinomie –, suppose et conteste Dieu. Comment se scandaliserait-on de cette rupture entre l'être et la valeur, qui est le mal en son essence, si on ne savait d'un savoir antérieur à l'expérience que cette irruption du mal bouleverse ou empêche un ordre qui mériterait d'être ? Et alors, on postule comme étant de droit l'identité de l'être et de la valeur, c'est-à-dire Dieu ou le divin. Mais le mal est aussi une raison de douter de Dieu ou du divin. Car si Dieu est la puissance suprême, il cesse, en tolérant le mal, ou en usant du mal comme moyen à la manière d'un artiste, d'être Dieu, c'est-à-dire la bonté suprême ; ou si, comme dans les dualismes de type manichéen, le principe du mal est extérieur à Dieu et lui résiste, cette cassure dans l'être rompt l'unité de Dieu et le rejette dans l'imaginaire. Le doute que suscite la problématique du mal porte aussi bien, pour les briser, contre l'unité panthéistique de la nature ou l'unité d'une histoire dialectisée et finalisée en marche vers son accomplissement et la [...]
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Écrit par
- Étienne BORNE : inspecteur général honoraire de l'Éducation nationale
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