MALADIE, anthropologie
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L'étude des étiologies
On ne saurait en dire autant de l'anthropologue qui procède comme lui et tente de retrouver à l'œuvre dans son champ d'observation les catégories dont l'historien observe l'évolution dans le temps. Un article de George M. Foster (1976), au demeurant documenté et stimulant, semble participer de cette finalité incertaine ; il avance que l'étiologie de la maladie est la clef permettant de comparer transculturellement les systèmes médicaux non occidentaux ; cette proposition paraît intéressante pour au moins deux raisons. D'une part, elle permet d'aller plus loin que le simple constat du relativisme culturel qui fait dépendre la signification de la maladie du contexte culturel – certaines affections étant si répandues dans certaines populations qu'elles y apparaissent comme la norme naturelle – ou qui permet d'établir une relation entre types d'activité et types d'intervention médicale – chasse et chirurgie par exemple (Ackerknecht, 1971). D'autre part, divers auteurs ont bien montré l'importance du problème des causes dans les systèmes de classement ou de mise en ordre du monde, notamment des maladies : Michel Foucault (1972) souligne que l'une des difficultés de la recherche en pathologie mentale au xviie siècle tient au fait que, s'efforçant de classer des symptômes, les spécialistes en arrivent toujours à classer selon des causes, éventuellement morales ; Claude Lévi-Strauss (1950), s'interrogeant de façon plus globale sur la pensée magique, note que, dès l'instant où la société a existé, le monde s'est mis à signifier pour l'homme ; la difficulté, dès lors, a tenu au fait que, l'acquisition du savoir technique et scientifique s'effectuant à son rythme, qui n'est pas celui de l'exigence immédiate et globale de sens, la mise en rapport du signifiant et des réalités signifiées s'est opérée, non sans quelque arbitraire, selon les lois de la pensée symbolique que l'anthropologue se donne précisément pour tâche d'étudier. Ajoutons que l'expérience ethnologique fournit de nombreux exemples de situations où, dans le cas particulier de la maladie, des devins ou des anciens se heurtent précisément à la difficulté de faire coïncider l'évidence du symptôme avec la vraisemblance de la cause sociale : dans des systèmes du type de ceux des sociétés lagunaires de Côte-d'Ivoire, qui associent fréquemment la caractérisation d'un symptôme physique (par exemple les crachements de sang) à l'évocation d'une cause sociale (par exemple l'adultère), l'établissement du diagnostic peut se trouver compliqué par le fait que les circonstances, en l'occurrence les relations socio-familiales, ne se prêtent pas à l'interprétation mécanique et stéréotypée du symptôme ; dans ce cas, c'est très généralement celui-ci qui est négligé au profit d'une cause socialement vraisemblable, tant que de nouveaux rebondissements (aggravation de la maladie, mort, autre maladie) ne viennent pas infirmer le premier diagnostic. Un exemple de ce genre nous paraît illustrer à la fois la fragilité (ou la souplesse) des systèmes qui, comme ceux qu'a analysés Foucault, fondent plus ou moins implicitement leur symptomatologie sur une étiologie morale ou sociale et sur la flexibilité de ces systèmes, due à l'écart, signalé par Lévi-Strauss, entre la surabondance des signifiants et le nombre relativement limité des réalités signifiées.
On peut regretter que Foster, qui aborde le problème des médecines non occidentales d'un point de vue véritablement anthropologique, s'enferme dans le piège typologique pour répondre à la question justement posée par Glick (1967) : « Nous devons nous demander comment et où la « médecine » s'articule à (fits into) la « religion »... Dans l'étude ethnographique d'un système religieux, où se situe la description du système médical et comment celui-ci renvoie-t-il au reste ? » Au lieu de s'interroger sur cette relation, Foster prend le parti d'en nier la généralité, n'y voyant qu'une possibilité culturelle : pour lui, c'est précisément la diversité des systèmes étiologiques qui fournit un instrument de comparaison et de généralisation permettant d'échapper aux descriptions minutieuses mais limitées de l'ethnographie médicale. On reconnaîtra volontiers avec Foster que les modes de diagnostic, comme les techniques de soin et de prévention, sont liés à l'ensemble de la société et que la nature de ce lien est elle-même fonction des croyances portant sur les causes de la maladie. Mais on déplorera le fait que, au lieu de s'interroger à partir de ce constat de diversité sur les rapports d'implication et de complémentarité entre religion, symbolisme, représentations du monde et du corps, de l'individuel et du social, il se contente d'opposer les personalistic medical systems aux naturalistic medical systems. Dans les premiers, la maladie serait attribuée à l'action d'un agent humain ou non humain (ancêtre, esprit, dieu) ; elle ne serait qu'une figure parmi d'autres du malheur ; les causes du malheur ne seraient pas exclusives les unes des autres, comme l'a montré Edward E. Evans-Pritchard à propos des Azande ; l'action thérapeutique devrait être positive (pour attaquer l'agresseur ou expulser le mal) ; la responsabilité du mal lui-même échapperait à la victime. Dans les seconds (qui correspondent à une tradition commune à la Grèce, à l'Inde et à la Chine), la maladie serait attribuée à l'action de facteurs naturels comme le froid, le chaud, l'humide, le sec, etc., et, plus précisément, à une perte de l'équilibre entre ces constituants du corps ; l'équilibre des humeurs (du yin et du yang, par exemple) serait fonction de l'âge, de la condition de l'individu ; la maladie n'aurait rien à voir avec les autres catégories du malheur ; la magie et la religion n'auraient rien à voir avec la thérapeutique ; la cause du mal serait unique ; la maladie s'éviterait mais ne serait pas l'occasion d'une lutte contre un agresseur ; la responsabilité du malade serait engagée dans l'apparition de la maladie. Encore qu'il nuance cette dichotomie, en admettant que, pour des maladies différentes, les deux types d'étiologie puissent se trouver dans une même société, Foster n'échappe pas à deux objections, l'une de fait, l'autre de principe.
L'ethnologie, notamment l'ethnologie africaniste, montre de manière irrécusable que la définition d'une maladie en termes de compatibilité/incompatibilité ou équilibre/déséquilibre entre humeurs ou qualités n'est pas du tout exclusive d'une conception persécutive de cette même maladie ; si, dans nombre de systèmes africains, des conceptions sophistiquées de la personne et des théories raffinées de l'agression en sorcellerie sont repérables, ce n'est pas simplement parce qu'elles coexistent mais parce que le rôle des rapports symboliques entre des substances et le rôle, tout aussi structural, des acteurs sociaux sont pensés dans la continuité d'un même cheminement logique.
À trop pousser la distinction entre un secteur considéré comme virtuellement rationnel et un secteur considéré comme irréductiblement magique, on se condamne à ignorer les relations effectives, à créer des types en ignorant le système. En outre, on tend à projeter cette coupure dans la pensée locale, comme si les acteurs sociaux se résignaient à la magie quand leur science se révèle insuffisante. Cette tentation va assez loin chez certains auteurs pour que, comme Eva Gillies dans l'ouvrage collectif de J. B. Loudon (1976), ils parlent de démarches « empiriques en intention » ou, comme V. Turner à propos des Ndembu (1970), remarquent qu'il est possible que certains médicaments soient utilisés parce qu'ils sont « objectivement efficaces ». Or, ni au niveau des intentions, ni au niveau des résultats, les choses ne sont si claires. Par définition, l'activité rituelle, aux yeux de celui qui la pratique, se veut efficace ; l'ancêtre, le sorcier, le vodu et les maux de ventre ne sont pas moins naturels que le mal de tête et les herbes médicinales. Et si l'on juge aux résultats, sans même se montrer aussi sceptique que Evans-Pritchard à l'égard des pharmacopées locales, on ne peut exclure que le contre-sorcier qui combat le dévoreur du corps et de l'âme ne soit pas souvent aussi ou plus efficace que le connaisseur des herbes.
La vraie question est ailleurs et l'anthropologie médicale ne prendra toute sa dimension anthropologique qu'à partir du moment où elle entreprendra d'y répondre ou, au moins, la posera systématiquement. La dimension sociale de la maladie répond à une recherche du sens et secondairement seulement à une recherche du savoir. R. Horton (1967) a bien montré que ce qu'il est convenu d'appeler passage à la magie ne correspond dans les sociétés africaines traditionnelles qu'à un degré d'abstraction supplémentaire par rapport aux évidences du sens commun, pour rendre compte de réalités trop complexes pour celui-ci ; en cela la pensée traditionnelle se montre, jusque dans le détail formel de ses procédures, analogue à la pensée scientifique. Encore faut-il ajouter que, cherchant avant tout le sens des choses, du fait d'une urgence logique et sociale bien démontrée par Lévi-Strauss, elle est d'abord une pensée de la relation à autrui ou, si l'on veut, du rapport au social : chez nous aussi, chez nous encore, indépendamment du degré d'efficacité objective des thérapies, le corps malade fait signe et cette quête de sens, prise en charge par les institutions sociales et politiques, interroge à son tour l'anthropologue.
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- Marc AUGÉ : président de l'École des hautes études en sciences sociales
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