MALSCIENCE. DE LA FRAUDE DANS LES LABOS (N. Chevassus-au-Louis)
Nicolas Chevassus-au-Louis, docteur en biologie et journaliste scientifique, a publié plusieurs essais qui traitent de l’histoire mouvementée des sciences et des techniques. Malscience. De la fraude dans les labos (Seuil, 2016) se veut un diagnostic critique des fraudes savantes et de la manière dont le libéralisme et l’industrialisation reconfigurent en profondeur la recherche. Historiquement, ces fraudes apparaissent en même temps que la science – au sens où l’on emploie le terme aujourd’hui, c’est-à-dire en tant qu’activité professionnelle d’expérimentation et de mathématisation du réel – au cours du xixe siècle, et se voient déjà dénoncées par le mathématicien Charles Babbage, précurseur de l’informatique. Mais ce sont les dernières décennies qui révèlent une véritable croissance du phénomène : alors que le nombre total de rétractations d’articles avant 1981 était seulement de 21, cette proportion explose désormais, puisqu’elle a été multipliée par onze de 2001 à 2010 – le domaine biomédical étant le plus marqué. S’il existe quelques fraudeurs en série ayant alors défrayé la chronique, Nicolas Chevassus-au-Louis refuse de s’arrêter à ces cas médiatisés, ce qui laisserait croire qu’il ne s’agit que d’anomalies monstrueuses au sein d’un océan de science pure. Le problème semble malheureusement être structurel.
La course à la publication
S’il est difficile d’estimer l’ampleur réelle du phénomène (selon l’auteur, la fourchette se situerait entre 123 millions et 12,3 milliards de dollars gaspillés pour financer des recherches ayant abouti à des articles rétractés par la suite), il n’en reste pas moins qu’aux États-Unis, de 2000 à 2010, 6 573 patients ont reçu des traitements expérimentaux au cours d’essais cliniques dont le protocole a par la suite été invalidé.
L’une des variables cruciales (qu’il faut parfois corréler aux abus de pouvoir et – ou – au sexisme) en la matière semble être la taille des équipes : plus les chercheurs travaillent de façon isolée, plus il est aisé pour eux de trafiquer les résultats expérimentaux. On comprend que ce critère peut recouvrir une inégalité disciplinaire face à la fraude : un chercheur en psychologie expérimentale esseulé est plus facilement soumis à la tentation qu’un groupe d’une centaine de chercheurs et d’opérateurs du Cern réalisant une expérience de physique des particules. Les disciplines les plus touchées par la fraude seraient la biologie, la chimie, mais aussi les sciences humaines.
La réflexion de Chevassus-au-Louis ne s’arrête pas aux seuls contextes académiques. Elle pose d’intéressantes questions épistémologiques, dans la lignée de travaux pionniers d’histoire et de sociologie des sciences, comme ceux de Harry Collins ou d’Otto Sibum. Car l’expérience cruciale est un mythe colporté par l’ensemble de la littérature scientifique, qui laisse croire qu’un chercheur aurait effectué une expérience et une seule, et qu’il en aurait tiré des données objectives. En réalité, la construction d’un dispositif expérimental et la récolte statistique des données constituent une entreprise complexe, souvent de longue haleine, visant à mettre en évidence un phénomène difficile à isoler, ce qui demande une réelle habileté théorique et pratique. Plus globalement, Chevassus-au-Louis relie cette explosion de « malscience » au cœur de la recherche contemporaine à l’intégration d’une logique libérale (course à la publication déterminante pour la carrière et les financements, évaluation permanente, précarité, etc.) et industrielle (multiplication des projets, accélération, exigence de profitabilité, spécialisation croissante, division du travail, prolétarisation des chercheurs dépossédés de la finalité de leurs travaux, etc.). Comme il l’explique, « la véritable cause de l’explosion de malversations scientifiques […] semble plutôt à rechercher du[...]
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Écrit par
- Guillaume CARNINO : maître de conférences en histoire des sciences et des techniques
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