MANDARINS
Le vrai mandarinat
La réponse de Balazs est assurément la bonne : « Il n'y a guère de classe dominante dont la longévité, la richesse d'expériences et la réussite politique seraient comparables à celles du mandarinat. Il est vrai que le peuple chinois a payé cher ses gouvernants. Le corset dans lequel les fonctionnaires-lettrés ont fait entrer le corps amorphe de la Chine était incommode et pénible, payé d'innombrables frustrations et souffrances. Mais ce cadre coûteux était utile et nécessaire. L'homogénéité, la durée et la vitalité de la civilisation chinoise étaient à ce prix. » Balazs revient souvent sur cette évidence et l'explique avec plus de détails. C'est que le fonctionnement d'une société agraire, en grande partie autarcique, et par conséquent centrifuge, avec un artisanat et une bourgeoisie peu développés, dépendait fatalement d'administrateurs, de gestionnaires dont la fonction, « socialement nécessaire et indispensable », consistait à « coordonner, surveiller, diriger le travail productif » des autres sujets. Ces lettrés-fonctionnaires « ne connaissaient qu'un métier, celui de gouverner », et trouvaient tout naturel de vivre selon la recette de Mencius : « Ceux qui s'appliquent aux travaux de l'intelligence gouvernent les autres [...]. Ceux qui gouvernent sont entretenus par les autres. » Préfets, magistrats, intendants d'un État centralisé, interventionniste, qui détient le monopole du fer, du sel, du thé, du cuivre, de l'argent, ces fonctionnaires-lettrés représentent, à travers tout l'immense Empire, le pouvoir politique et administratif. S'ils sont démocrates en un sens (à l'intérieur même de leur propre aristocratie, qui se recrute par cooptation), en un autre sens ce sont des tyranneaux soumis aux tentations de tous les bureaucrates : le trafic d'influence, l'immobilisme, la veulerie, la paperasserie tatillonne. Alors que La Conduite du lettré impose au mandarin de mourir pour le bien du peuple, la pratique mandarinale aboutit au mépris de ceux qui travaillent de leurs mains : en 1942, Mao Zedong avouait que, durant ses études, il avait lui aussi, en subtil mandarin, « le sentiment que les seules personnes sur la Terre qui fussent propres étaient les intellectuels et que, par comparaison, tous les travailleurs et paysans étaient relativement sales ».
Quand on critique les mandarins, on oublie que leur caste d'administrateurs eut au moins un avantage : elle freina le cléricalisme quand il le fallut, le brisa (au ixe s.) et sut interdire à la bourgeoisie marchande, au capitalisme, d'exercer en Chine le pouvoir jusqu'en 1911. Seuls furent parfois capables de lui faire échec les eunuques, dont le gouvernement, quand il s'exerça, fut plus féroce et plus arbitraire encore que le leur. Le mandarinat, c'est donc la bureaucratie agnostique d'un capitalisme d'État qui ne fut jamais libéral, ni économiquement ni politiquement, et dont l'esprit se rapproche beaucoup du capitalisme d'État des nations qui ont été appelés, fort improprement, socialistes ou communistes.
Lorsque Balazs conclut que, bien qu'il traite « des problèmes économiques et sociaux d'un état confucianiste de lettrés-fonctionnaires qui n'existe plus », il aborde « mainte question d'une société totalitaire et bureaucratique qui n'existe pas encore ou, plutôt, qui est en train de s'édifier en Chine et ailleurs », comment donc ne pas l'approuver ? Bien que la révolution culturelle, ou, pour mieux dire, le chambardement des mœurs, ait pu durant deux ans laisser croire aux naïfs que c'en était fini des mandarins et de la bureaucratie céleste, le président Mao a dû mettre un terme aux désordres, mater les forces centrifuges et revenir à la vieille conception, centralisatrice impitoyablement ; de sorte qu'« à travers les vicissitudes du[...]
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Écrit par
- ETIEMBLE : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur honoraire à l'université de Paris-IV
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CONFUCIUS & CONFUCIANISME
- Écrit par ETIEMBLE
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...et politiques nouvelles. Reste qu'on choisit de préférence les fonctionnaires parmi les gens formés par le confucianisme. Ainsi prenait forme ce qui allait devenir le système des examens et lemandarinat, qui consacre ou suppose la compétence administrative de qui sait par cœur le canon confucéen.