MANDARINS
Métamorphose du mandarin au XIXe et au XXe siècle
Après l'engouement des Lumières pour le « sage chinois », l'écrasement de la Chine par la guerre de l'opium et sa situation quasi coloniale de 1840 à 1949 ont modifié en Europe l'image du mandarin. On ne connaît plus guère que son costume, c'est-à-dire son uniforme, ses ongles en tire-bouchons, c'est-à-dire son oisiveté, sa natte, dont on ignore qu'elle est le signe de son asservissement à la dynastie étrangère des Tatars mandchous. Si l'on se veut indulgent ou ironique, on parle de « mandarin subtil ». Ainsi Félix Fénéon, croquant comme elle le mérite l'auteur du Livre de jade, Judith Gautier : « Princesse chinoise, élevée par de subtils mandarins à boutons de malachite. » Ainsi, plus près de nous, Pierre Boutang quand il égratigne ce « mandarin subtil » d'Etiemble, mandarin fatalement puisqu'il a étudié du chinois et qu'il se réfère quand il le faut à Confucius. Depuis 1968, « mandarin » devient la suprême injure, le mot qui tue : comme « athée » au xvie siècle ou « trotskiste » en Russie, et qui ne s'applique plus seulement aux potentats de la médecine : Élie Faure déjà les vitupérait âprement, mais il était orfèvre : médecin. Plus récemment, le professeur Milliez condamnait sans réserve le mandarinat médical, ce « despotisme de certains patrons qui obligent les jeunes médecins à une soumission de bidets de fiacre ». Népotisme, despotisme, tant qu'on voudra ; ces abus n'ont rien à voir avec le mandarinat chinois. Car le mandarin se définit par deux traits indissociables : d'une part, c'est un lettré non spécialiste, un « honnête homme » qui ne se pique de rien (junzi bu ji), ou encore un gentleman (selon la traduction anglaise) ; d'autre part, il exerce, en tant que lettré, des fonctions de ministre, préfet, sous-préfet, magistrat, bref de représentant du pouvoir central, lequel est absolu et de tendance totalitaire. Certes, il arrivait en Chine qu'on décernât le titre de mandarin sans attribuer pour autant la juridiction afférente. Plusieurs jésuites, qui servaient bien l'Empire en qualité de mathématiciens, astronomes, fondeurs de canons ou diplomates, furent ainsi honorés du titre de mandarin : deux peintres de la cour mandchoue obtinrent aussi cette faveur : les frères Castiglione et Attiret. Dans la lettre où il annonce les promotions, le père Gaubil ne manque pas de préciser la nature du pectoral attribué à chacun des révérends pères. Pour eux, le mandarinat ne signifiait qu'un uniforme ; de pouvoir, point. Les enseignants actuels, que la mode taxe volontiers de mandarins, non seulement n'exercent aucun pouvoir politique ou administratif comparable de près ou de loin à celui que monopolisait la caste (ou classe) des mandarins chinois, mais ils ne portent même plus leur uniforme de cérémonie, la robe, la toque, les pattes d'hermine. Si donc aujourd'hui on voulait attaquer sérieusement le mandarinat en connaissance de cause, ce n'est point aux enseignants qu'on s'en prendrait ; bien plutôt s'attaquerait-on : dans les pays capitalistes aux gestionnaires, technocrates et autres énarques ; dans les pays prétendus socialistes, aux membres tout-puissants-impuissants de la bureaucratie et du Parti. Mais, lorsque le gouvernement chinois publia en 1957, à Pékin, sous le titre The Scholars (les « érudits » ou les « universitaires »), une traduction officielle du Rulin wai shi, il savait ce qu'il faisait et qu'il déconsidérait ainsi, par un perfide amalgame, les lettrés bureaucrates et les érudits d'Europe et d'Amérique, lesquels, à la différence des mandarins chinois, premièrement sont des spécialistes et deuxièmement n'exercent de ce fait aucun pouvoir politique ou administratif. Même ingénieux amalgame[...]
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Écrit par
- ETIEMBLE : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur honoraire à l'université de Paris-IV
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CONFUCIUS & CONFUCIANISME
- Écrit par ETIEMBLE
- 14 434 mots
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...et politiques nouvelles. Reste qu'on choisit de préférence les fonctionnaires parmi les gens formés par le confucianisme. Ainsi prenait forme ce qui allait devenir le système des examens et lemandarinat, qui consacre ou suppose la compétence administrative de qui sait par cœur le canon confucéen.