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MANHATTAN TRANSFER, John Dos Passos Fiche de lecture

Un art du montage

« J'étais comme une espèce de jouet mécanique, tout creux à l'intérieur », avoue Baldwin à Ellen. Cette vacuité reflète la prise de conscience du pouvoir qu'exerce le capitalisme, tel qu'il s'incarne dans le circuit production-publicité-consommation. En montrant les implications profondes de l'American way of life, Dos Passos en rend manifeste le scandale, dans un vaste panorama qui précède l'unanimisme d'un Jules Romains. Surtout, il parvient à mettre en scène la façon dont le monde de représentations sociales détruit toute intériorité. Aliéné, privé de durée organique, l'individu mène ici une pseudo-existence : réduit au présent événementiel, il perd le sens de l'authentique, et ne peut établir de véritable projet.

Ce sens de l'absurde – Marx dirait de la réification – découle aussi de la structure du roman. Manhattan Transfer adopte une temporalité fractionnée, où se font et se défont les existences, dans un travelling tout entier soumis à la tyrannie de l'instant : ainsi, les deux premières scènes du roman sont séparées par un intervalle de douze ans et données dans l'ordre inverse. Dos Passos a recours évidemment aux techniques narratives mises en œuvre par James Joyce et Gertrude Stein. Mais il transpose surtout les procédés de cinéastes comme Eisenstein et Griffith en ne retenant, par découpage et montage en contrepoint, que des éléments significatifs présentés sous un éclairage immédiat, et selon un rythme tel que le sens apparaît dans le récit sans que celui-ci donne l'impression qu'une thèse est expressément formulée.

Ainsi, les sections « Portes tournantes » préparent le découpage de la même journée en une quinzaine de plans. Les dialogues réalistes restituent la diversité des parlers new-yorkais. En outre, les objets du monde moderne véhiculent une symbolique parfois biblique, et certaines images dominent, telle la splendeur menaçante du gratte-ciel, comme en écho aux visions négatives de Blaise Cendrars à Manhattan, dans Les Pâques à New York (1912). La prise de conscience éthique et la narration multilinéaire sont ici concomitantes, annonçant la grande polyphonie de la trilogie USA (1930-1936), plus ambitieuse mais moins homogène que Manhattan Transfer.

— Michel FABRE

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  • DOS PASSOS JOHN (1896-1970)

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    • 2 388 mots
    • 1 média
    C'est au Moyen-Orient où il voyage, entre autres pays, comme journaliste, qu'il écrit un deuxième roman marquant : Manhattan Transfer – la gare de triage de New York – (1925). Il y aborde le mode de vie américain selon une optique déjà axée sur le rôle déterminant de la société par rapport...