MANICHÉISME
La doctrine
Le manichéisme est une gnose, une variété particulièrement intéressante et typique du gnosticisme, ou encore une gnose élargie aux proportions grandioses d'une religion nouvelle. Comme toute gnose, il est essentiellement fondé sur une « connaissance » qui apporte avec elle-même le salut, sauve par elle-même, du fait qu'en révélant à l'homme son origine, ce qu'il était et où il était avant d'être « jeté » dans le monde, elle le rend conscient de ce qu'il est en sa réalité propre, lui explique sa condition présente et comment s'en libérer, tout aussi bien qu'elle l'assure de ce qu'il sera, de ce qu'il est appelé à redevenir : connaissance qui est, au premier chef, connaissance simultanée de soi en Dieu et de Dieu en soi et qui prétend à être Savoir absolu, Science totale et même, dans le cas présent, fondée sur l'évidence et la raison. En fait, cette gnose s'exprime sous une forme mythique ; plus exactement, cette science se résout en mythe. Un mythe gigantesque, déroutant au premier abord, s'offrant sous les apparences d'une construction compliquée, baroque, que Mani lui-même et les scolastiques postérieures ont surchargée d'épisodes divers, de personnages nombreux, de détails minutieux, et disposée selon des ordonnances symétriques reliées entre elles par des correspondances plus ou moins artificielles. Cependant, tout au long du mythe manichéen, on n'aura jamais affaire qu'à un même héros et à une même situation toujours répétée : l'Âme déchue dans la Matière et délivrée par son noûs, par l'Intelligence ou la Connaissance. Les acteurs aux noms multiples qui interviennent dans la cosmogonie et la sotériologie ne sont, au fond, pour la plupart, que les aspects successifs d'une même entité ou les fonctions hypostasiées de l'activité divine. Partout et toujours, il s'agit de la même substance lumineuse et spirituelle à sauver et se sauvant elle-même, de Dieu tout ensemble sauveur et sauvé.
D'autre part, les grandes lignes et l'articulation générale du mythe apparaissent fort simples quand on y voit la projection de l'expérience du gnostique, dont la situation actuelle est éprouvée comme mauvaise parce qu'elle est « mélange », mixture provisoire et anormale d'Esprit et de Matière, de Bien et de Mal, de Lumière et de Ténèbres. Cet amalgame monstrueux est donc celui de deux substances hétérogènes et, en soi, contraires l'une à l'autre. En outre, si ce mélange, comme la situation humaine, est une déchéance et le fruit d'une chute, il suppose un état antérieur, originel, où les deux substances qui le composent étaient, au contraire, séparées et indépendantes. De même, la délivrance de ce mélange, le Salut, impliquera une rupture complète entre les deux substances, une séparation radicale qui ramènera Esprit et Matière, Bien et Mal, Lumière et Ténèbres à leur état primitif de distinction absolue. Le mythe se déroule donc en trois phases : un « moment antérieur » ou « passé », où il y avait disjonction, dualité parfaite des deux substances ; un « moment médian » ou « présent », où s'est produit et dure le mélange ; un « moment futur » ou « final », où la division primordiale sera rétablie. Adhérer au manichéisme n'est pas autre chose que professer cette double doctrine des « deux principes » ou des « deux racines » et des « trois temps » ou des « trois moments » (initium, medium, finis, chez Augustin).
Au début, coexistant à part, deux natures ou substances antagonistes, l'une absolument bonne, l'autre radicalement mauvaise, la Lumière et l'Obscurité, Dieu et la Matière, l'une et l'autre inengendrées, éternelles, et s'équivalant, chacune d'elles vivant dans une région séparée : le [...]
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Écrit par
- Henri-Charles PUECH : membre de l'Institut (Académie des inscriptions et belles-lettres), professeur honoraire au Collège de France, directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section)
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