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MANIFESTATION

Le cas français

Un mode de régulation des crises

La France se distingue des deux cas de figure évoqués plus haut. L'usage intransitif du verbe « manifester » s'impose en 1868, son participe présent – manifestant – s'étant substantivé dès 1849 (Pierre Joseph Proudhon). Cette prise en compte de l'irruption des masses dans l'espace public anticipe, toutefois, sur l'effective autonomisation de ce mode d'expression politique. Les cortèges antérieurs à l'avènement de la IIIe République sont des mouvements exceptionnels, accompagnant et prolongeant les révolutions successives. Ils sont en cela distincts de la manifestation comprise comme une modalité coutumière du politique. Ils sont du reste régis par une législation constituée au gré des révolutions et des insurrections (loi martiale d'octobre 1789, lois de février 1790 et de juillet 1791 sur l'utilisation et l'action de la force publique, lois du 10 avril 1831 et du 7 juin 1848 sur les attroupements).

Les républicains doivent à leur individualisme philosophique de tenir les corps intermédiaires pour des forces écrans entre le citoyen électeur et les élus, seule expression légitime du peuple souverain. Cette défiance à l'encontre de toute expression collective d'intérêts particuliers s'étend, naturellement, aux « mouvements de la rue » qui, depuis 1789, ont fait et défait les régimes. Le régime tient le suffrage universel combiné aux conquêtes démocratiques des années 1880 (lois scolaires, liberté de la presse, liberté de réunion...) pour le seul cadre légal permettant à chacun d'exprimer et donc de « manifester » individuellement – différence notoire – sa pensée. Il dénie, dès lors, toute légitimité à des mouvements destinés à se faire entendre des pouvoirs publics par d'autres voies. Aussi n'intègre-t-il pas la manifestation au rang des libertés démocratiques qu'il garantit alors. Il limite l'expression du droit de pétition au Parlement et s'en tient, pour le reste, à l'arsenal juridique préexistant, aggravé par la loi du 30 juin 1881 qui interdit la tenue de réunion sur la voie publique.

Les constitutions républicaines ultérieures reconnaîtront au citoyen le droit de « manifester sa pensée » sans formuler l'existence d'un droit à la manifestation dans son acception contemporaine. En vertu de la loi municipale de 1884, son éventuelle tolérance relève de l'appréciation des maires. À Paris, elle est soumise au bon vouloir de la préfecture de police. Les crises qui rythment les premières décennies de la République n'en voient pas moins les « manifestations de la rue » céder le pas à des manifestations de rue, où la Rue, hier sujet fantasmatique, devient espace.

Ce mode d'expression s'autonomise plus nettement après l'affaire Dreyfus, quand émergent des partis de type de moderne, capables d'évaluer un rapport des forces, de capitaliser des acquis et de produire du sens. La légitimité qu'on leur reconnaît bientôt ne s'étend cependant pas à la manifestation. Tenue pour une expression du désordre politique et pour un potentiel facteur de violence, elle demeure dans un état d'anomie. La progressive intervention régulatrice du pouvoir central s'opère à partir de considérations d'ordre public, non de légitimité politique. En 1907, Clemenceau admet qu'on puisse tolérer certaines démonstrations, en fonction de la personnalité de leurs organisateurs et de leur capacité à les encadrer, en accord avec les pouvoirs publics (première du genre, la « grande protestation » contre l'exécution de Francisco Ferrer, 17 octobre 1909). En 1921 est créé un corps de gendarmes mobiles spécialisés dans le maintien de l'ordre. En octobre 1935, un décret-loi introduit l'obligation d'une demande d'autorisation préalable. Conçu pour[...]

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Manifestation contre le plan Juppé - crédits : Georges Gobet/ AFP

Manifestation contre le plan Juppé

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