MANIFESTE, arts
S'opposer
Ces nouvelles formes de regroupement avaient été rendues nécessaires par deux phénomènes concomitants. Le premier est la carence institutionnelle ouverte par la création de l'Institut, en 1795, du fait qu'un numerus clausus limitait considérablement l'accès à la carrière officielle, contrairement à l'Académie d'Ancien Régime. Car avec la disparition des ateliers médiévaux, où le collectif était étroitement limité à une structure quasi familiale de collaboration, et avec la dissolution de l'Académie, où le collectif, beaucoup plus large, pouvait englober une grande partie de la profession, il n'existait plus désormais aucune forme de solidarité professionnelle, matérielle ou morale dûment établie, telle que les peintres l'avaient connue autrefois, avec la triple appartenance à un atelier, à une corporation et à une confrérie.
Le second phénomène susceptible d'expliquer ces nouvelles formes de regroupements est l'accroissement du nombre de créateurs, du fait que peinture et sculpture d'un côté, littérature de l'autre, attirent de plus en plus de vocations à partir de la première génération postrévolutionnaire. Or, au-delà d'une certaine étendue, un collectif tel qu'une profession n'est plus en mesure d'assurer la cohésion de ses membres, trop différents, trop dispersés pour pouvoir construire leur identité par référence à une entité aussi vaste. Alors s'impose la nécessité d'un fractionnement propre à permettre la construction de collectifs plus adaptés à la dimension de liens interindividuels.
Toutefois, la forme syndicale ou coopérative, destinée à donner force aux revendications matérielles, ne pouvait suffire à porter les aspirations et les besoins des artistes en matière de collectif. Au clivage externe, d'ordre professionnel, entre les artistes et leurs clients, leurs commanditaires ou leurs publics, s'était peu à peu ajouté un clivage interne, d'ordre esthétique, entre différentes conceptions de l'art. C'est là qu'intervient une nouvelle dimension du groupe de créateurs : son rôle en effet n'est pas seulement de relier, mais aussi de s'opposer. Tout comme le manifeste, qui en réalisera une forme extrême, la fonction de ces mouvements artistiques n'est pas seulement agrégative, mais oppositionnelle. S'opposer, c'est la caractéristique commune aux groupes romantiques et aux manifestes avant-gardistes.
À la carence existant dans les modes de transmission et d'imposition de la tradition s'ajoute enfin un autre facteur, d'ordre plus général et historique. Il s'agit de la référence commune que constitua la Révolution française, contribuant doublement à la forme oppositionnelle de ces mouvements artistiques. Tout d'abord, c'est durant la période révolutionnaire qu'apparurent pour la première fois ouvertement ces « groupes » si familiers à notre culture actuelle que sont les partis politiques. D'autre part, la Révolution instaura un rapport tout à fait spécifique au passé, en généralisant ce « règne de la critique » dont l'historien allemand Reinhart Koselleck a montré la mise en place, sous l'Ancien Régime, dans le domaine des idées proprement politiques.
En effet, au lieu de cette référence quasi incontestée à une tradition commune qui caractérisait le système académique, vont être instaurés et proclamés au cours du xixe siècle des clivages proprement générationnels entre « jeunes » et « vieux », « modernes » et « anciens », et ce quel que soit le contenu des idées et des références agitées – la République, Napoléon, Shakespeare, la prose ou la couleur. Les premiers opposeront aux seconds une volonté de rupture avec la tradition de la génération antérieure, en se référant soit à un passé beaucoup plus ancien ou[...]
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Écrit par
- Nathalie HEINICH : sociologue, directeur de recherche au C.N.R.S.
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