SCORZA MANUEL (1928-1983)
Né à Lima, Manuel Scorza était un poète — on lui doit Les Imprécations (1955), Les Adieux (1960), Les Désillusions du mage (1961), Requiem pour un gentilhomme (1962), La Valse des reptiles (1970) — mais aussi un militant des luttes paysannes indiennes que son action exila épisodiquement en France.
En 1970, un premier roman intitulé Roulements de tambours pour Rancas évoque la terreur inspirée par un notable primitif, le juge Monténégro, à une population indienne sans défense, spoliée de surcroît dans son élevage nomade par l'annexion d'un trust minier nord-américain venu brusquement clôturer ses terres. Un humour féroce tourné contre les délires des tyranneaux locaux qui prolifèrent au Pérou et une tendresse fraternelle envers les exploités, misérables éleveurs indiens des montagnes, fusionnent dans la sensibilité de Manuel Scorza pour tramer un livre à la fois tragique et drôle, sans équivalent dans la littérature latino-américaine. Un leader y prend l'initiative d'une rébellion qui entraîne la destruction totale par les soldats du village de Rancas.
Avec Garabombo l'invisible (1972), l'humour cède discrètement la place au « réalisme magique » tandis qu'apparaît un personnage peu commun, que son audace rend invisible et qui profite de la circonstance pour mener à son tour une lutte clandestine contre les puissants et leurs représentants. Si l'ambiance du livre est celle des rêves et des hallucinations, le massacre final, pulvérisant l'espérance de Garabombo et de ses partisans, relève, lui, du cauchemar. Ainsi, Roulements de tambours pour Rancas relate la bataille perdue par un homme solitaire ; Garabombo, les illusions avortées d'un groupe confondant, comme souvent en Amérique latine, le mythe et la réalité. Or il n'y a pas de victoire possible dans le combat social sans une connaissance profonde des origines. Recourant une fois encore au merveilleux, Manuel Scorza écrit en 1976 Le Cavalier insomniaque. L'Indien Raimundo Herrera y rêve son dernier voyage, un voyage de deux cent soixante-neuf ans effectué dans l'histoire et dans le passé de sa communauté. La rage de découvrir les mêmes crimes impunis et les mêmes victimes lui ôte le sommeil. Et dans son insomnie il forge une arme redoutable : la mémoire.
Si l'arme de Raimundo Herrera ne peut empêcher un nouveau massacre, elle ouvre une ère nouvelle, celle de l'action que la connaissance sort de son archaïsme pour l'organiser plus efficacement. Le Chant d'Agapito Roblès (1977) tire la leçon de cette découverte. L'hacienda du docteur Monténégro est occupée par les paysans. Les foules rurales en révolte l'emporteraient sans doute si l'isolement géographique n'était aussi grand et si l'armée n'était ici qu'un instrument aveugle de répression au service du pouvoir central installé dans un Lima seulement soucieux des intérêts de l'oligarchie.
Le dernier livre du cycle, Le Tombeau de l'éclair (1979), adopte une forme romanesque plus dépouillée. Aux croyances incasiques l'auteur n'emprunte plus que quelques éléments significatifs. Doña Añada, la vieille Indienne aveugle, tisse dans les ponchos les figures de ses contemporains et les événements tragiques de l'avenir de la communauté. Ainsi voit-on un jour l'éleveur Remigio Villena, le chef contestataire, s'échapper du tissu qui le mythifie et le brûler, pour vivre ses propres luttes représentées par le don prémonitoire de la tisseuse et intervenir dans ce combat bien réel de récupération des terres, où les noms, les dates, les lieux, les actions — celles de Genaro Ledesma, avocat des communautés indigènes, maire de Cerro de Pasco, destitué par le gouvernement central — sont livrés à nu par un écrivain qui n'hésite pas à s'immiscer parmi les personnages de son récit.[...]
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Écrit par
- Claude COUFFON : maître de conférences à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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