MANUSCRITS DE GUERRE (J. Gracq) Fiche de lecture
Après s'être chargée en 1995, du vivant de l'auteur, de l'édition des œuvres de Julien Gracq dans la Bibliothèque de la Pléiade, Bernhild Boie a pris l'initiative judicieuse de faire paraître chez José Corti deux cahiers retrouvés dans les archives léguées par l'auteur d'Un balcon en forêt à la Bibliothèque nationale de France après sa mort en 2007. Réunis par l'auteur lui-même sous le titre Manuscrits de guerre (2011), ces textes manuscrits couvrent deux cahiers et se présentent de la manière suivante. Soixante-dix-sept pages, de la belle écriture régulière de Gracq, constituent des Souvenirs de guerre, soixante-dix autres ce que l'écrivain intitule sobrement « récit ». De quoi s'agit-il ? Dans le premier cas, d'un journal à la première personne que signe Louis Poirier (le nom véritable de Julien Gracq) et qui couvre la période du 10 mai au 2 juin 1940, soit les semaines où la France dut subir l'invasion foudroyante de son sol par les troupes allemandes, la déroute de son armée et la défaite. Dans le second, d' une fiction organisée autour du personnage de « G », qui ne retient que les journées des 23 et 24 mai. À tout le moins, les deux textes constituent un document de première qualité sur cette période douloureuse et humiliante de l'histoire nationale. Tout comme les centaines de récits des prisonniers de guerre qui racontèrent leur capture qu'avait précédée la « drôle de guerre » et l'invasion, les deux textes de Gracq, rédigés selon toute vraisemblance entre octobre 1941 et juillet 1942 à son retour de captivité, enchaînent sans pathos ni grandiloquence les observations d'un acteur et témoin d'une campagne militaire qui s'acheva dans la nasse de Dunkerque.
Poirier/Gracq a alors trente ans. Normalien agrégé d'histoire-géographie, il enseigne à Quimper. Le milieu littéraire l'a déjà remarqué lors de la publication d'Au château d'Argol en 1938. Lieutenant réserviste, il est mobilisé en 1939. La question serait donc la suivante : a-t-on eu raison de publier ces textes dont Julien Gracq avait caché l'existence même à ses proches et qu'il pensait peut-être peu dignes de figurer au rang du reste de son œuvre qu'il voulait d'excellence aristocratique ? Ces Manuscrits peuvent-ils prétendre à une valeur littéraire ? Comment faut-il dessiner la perspective qui mène de ces textes à Un balcon en forêt dont la diégèse et le référent sont les mêmes ?
Ne nous y trompons pas : les Manuscrits de guerre constituent un témoignage remarquable, celui d'un officier au combat, coincé entre la veulerie et l'ivrognerie de ses hommes et l'incompétence criminelle de l'état-major. Le style alerte, la précision technique des termes (on pense à Flaubert, bien sûr) rappellent que Poirier est un géographe qui sait décrire les paysages et comprend que sa discipline, comme le dira plus tard Yves Lacoste, sert aussi « à faire la guerre ». Les mouvements d'humeur, l'amertume et la colère, l'entêtement discipliné d'un soldat loyal qui voudrait faire barrage à la débandade générale, tout autant que la progression maîtrisée d'un récit d'action, signent des textes dignes de Robert Merle, Claude Simon ou André Malraux sur des sujets proches. Le principal intérêt serait néanmoins de superposer et de mettre en transparence ce texte avec Un balcon en forêt, le roman de 1958 qu'il ne faut pas interpréter comme une réécriture des Manuscrits de guerre. La mise en abyme des textes dessine une temporalité nouvelle, un présent étoilé où s'inscrivent les différents états du sujet qui réagit à l'urgence de l'action immédiate, la tentative de mettre en ordre le fourmillement du vécu tandis qu'un moi poétique absorbe l'ensemble pour composer une immédiateté tremblée[...]
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Écrit par
- Michel P. SCHMITT : professeur émérite de littérature française
Classification
Média