MANUSCRITS Le patrimoine écrit
La sauvegarde matérielle
Les lecteurs ne sont pas seuls à dévorer les livres : depuis toujours, une foule de prédateurs – rats, insectes, vers, moisissures – et de calamités – inondations, incendies – sont le cauchemar des bibliothécaires et des conservateurs d'archives. Les dommages irréparables causés par les inondations dans les bibliothèques en Russie, l'incendie de la bibliothèque de Sarajevo pendant la guerre civile en Bosnie, l'embrasement accidentel de la bibliothèque municipale de Lyon en 1999 ont montré à quel point ces craintes sont fondées. Pour prévenir et limiter les risques, les organismes internationaux de conservation préconisent l'application systématique de moyens de protection : un ensemble de consignes et de normes techniques et comportementales qui compose la politique de « sauvegarde préventive ». Lorsque les dégâts n'ont pu être évités, les livres et documents endommagés sont traités, à la main, dans des ateliers spécialisés de restauration. Mais cette restauration individuelle des documents, toujours indispensable, ne constitue plus aujourd'hui une priorité : depuis les années 1970, les grandes bibliothèques mondiales ont à faire face à une tâche autrement plus massive. Paradoxalement, si le patrimoine écrit risque la paralysie par son accroissement pléthorique, une importante partie des fonds les plus récents se trouve au même moment menacée de disparition pure et simple sous l'effet d'une catastrophe chimique qui s'est déclarée au cœur même des livres et des archives.
La question des papiers acides
Depuis un peu plus d'un siècle, un phénomène d'autodestruction invisible met en péril, de l'intérieur, la substance même du patrimoine écrit. Alors que les papiers de pur chiffon encollés à la gélatine, fabriqués jusqu'au début du xixe siècle, se conservent en général merveilleusement, les papiers de l'âge industriel, produits depuis la seconde moitié du xixe siècle à partir des fibres de bois mal purifiées, et encollés à la colophane en milieu acide, se dégradent. Certains papiers des xviie et xviiie siècles travaillés à l'alun et produits à la pile hollandaise présentaient déjà des signes de faiblesse considérables en comparaison de la qualité des feuilles fabriquées en milieu neutre selon la méthode traditionnelle des piles à maillets. Mais, au xixe siècle, l'utilisation massive du chlore, la technique d'encollage acide dans la masse, la présence de résidus de lignine dans certaines pâtes à bois, se sont traduites par une dégradation considérable de la stabilité physico-chimique des papiers. Rongée par l'acide qu'elle contient, la feuille de papier jaunit, devient très fragile, puis cassante ou friable sous la main et, parvenue à un certain stade de désintégration, tombe en poussière à la moindre manipulation. L'acide a détruit la structure interne des fibres de cellulose qui assuraient la cohésion de la feuille. D'où vient l'acidité des papiers ? À la fois d'une charge initiale, intérieure au papier lui-même, qui résulte de la composition chimique des pâtes fabriquées industriellement, et d'une charge extérieure qui s'y est ajoutée, par contact direct et indirect. Depuis 1870, les pages se sont chargées d'acide au contact des mains de lecteurs, de plus en plus nombreux grâce au progrès de l'alphabétisation qui a augmenté la fréquentation des bibliothèques ; le papier s'est également détérioré sous l'effet des pollutions de l'environnement : les composants acides qui, pendant près d'un siècle, ont été rejetés dans l'air par la combustion de la houille (les poêles à charbon des bibliothèques, notamment) et, de nos jours, par les rejets atmosphériques des sites industriels, la pollution des hydrocarbures[...]
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Écrit par
- Pierre-Marc de BIASI : ancien élève de l'École normale supérieure de Saint-Cloud, agrégé de l'Université, docteur en sémiologie, chargé de recherche au CNRS, directeur adjoint de l'Institut des textes et manuscrits modernes
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