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LAUGIER MARC-ANTOINE (1713-1769)

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Sans fausser les perspectives, mais en simplifiant, on peut dire que le siècle des Lumières a connu deux grands théoriciens de l'architecture, en France : le père Laugier et Jacques-François Blondel. Tandis que ce dernier poursuivait, non sans nuances, la tradition classique du Grand Siècle, fondée sur un vitruvianisme rationalisé, Laugier ouvrait la voie aux innovations, définissant certains traits typiques du néo-classicisme et annonçant les écrits tardifs de Boullée ou de Ledoux.

Né à Manosque en 1713, destiné à l'état ecclésiastique, Laugier entra au noviciat des jésuites d'Avignon avant de fréquenter successivement les collèges de Lyon, de Besançon, de Marseille et le petit séminaire d'Alès. La Compagnie n'excluait pas, de son enseignement général de très haut niveau, l'architecture civile et militaire. L'étude de cette matière, ses nombreux déplacements qui lui permirent d'observer les chantiers de reconstruction de certains collèges ou le renouveau de l'architecture urbaine, joints à sa connaissance des ruines et des édifices romains de Provence, amenèrent Laugier à méditer très tôt sur l'architecture. C'est néanmoins comme prédicateur qu'il commence une carrière brillante dès son arrivée à Paris en 1747 : ses sermons de carême à Saint-Sulpice, puis à Fontainebleau devant le roi, le rendent célèbre. Laugier, qui entretient des rapports étroits avec les milieux philosophiques, artistiques et littéraires de la capitale, est bientôt mêlé à la lutte du Parlement contre la cour et les jésuites. Ses sermons par trop polémiques dérogeaient à la bienséance de rigueur ; c'est de Lyon, où il est prié de se retirer, qu'il demandera lui-même à quitter la Compagnie (1756). Excellent représentant de ces « gens de lettres éclairés » du xviiie siècle qui surent imposer leur droit à la compétence dans des matières où ils n'étaient pas praticiens, mais où ils s'illustraient par la souplesse du raisonnement, l'audace des idées et une grande clarté d'exposé, le père Laugier publia ses écrits les plus retentissants lors de son premier séjour parisien. L'Essai sur l'architecture (Paris, 1753, 2e éd. augmentée, Paris, 1755), abondamment commenté par la presse du temps, est resté le plus célèbre et probablement le plus solide de ses écrits ; il le compléta par des Observations sur l'architecture (La Haye, 1765 ; rééd. des deux titres, Bruxelles, Mardaga, 1977), à l'époque où son renom avait incité à le consulter sur le décor projeté pour le chœur de la cathédrale d'Amiens. Laugier, qui eut l'honneur d'appartenir aux Académies de Marseille, d'Angers et de Lyon, a laissé les mémoires manuscrits de deux de ses discours, l'un sur la vie de Michel-Ange, l'autre sur le « rétablissement de l'architecture antique ». Citons parmi ses autres publications : Jugement d'un amateur sur l'exposition des tableaux : lettre de M. de V*** (Paris, 1753), Apologie de la musique française contre M. Rousseau (s.l., 1754), Histoire de la république de Venise [...] (12 vol., Paris, entre 1759 et 1768), et une œuvre posthume : Manière de bien juger des ouvrages de peinture par feu M. l'Abbé Laugier, mise au jour et augmentée de plusieurs notes intéressantes par M*** (Cochin) (Paris, 1771). Secrétaire d'ambassade à Bonn (1760-1763), Laugier se consacrera par la suite à la Gazette de France, dont il devient l'éditeur officiel. Parmi ses projets, celui de créer une publication périodique sur les arts en France ne verra le jour qu'au tout début du xixe siècle.

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Formé au contact d'une pensée philosophique progressiste alors dominée par le newtonisme et le sensualisme de son compatriote Condillac, Laugier sait aussi adapter les mécanismes du raisonnement théologique aux besoins de la persuasion. Sa réfutation des théories de Vitruve et de Blondel sur le beau architectural lui fait rechercher l'essence de celui-ci dans des causes naturelles qui mettent en jeu une psychologie intuitive. La théorie des corps géométriques, sur laquelle il s'appuie, empruntée à la science expérimentale, sera par la suite brillamment développée par Boullée, qui défend lui aussi la simplicité, et donc la clarté, du parti architectural et des motifs ornementaux contre le décorum et l'abstraite notion de beau absolu fondée sur des rapports idéaux de proportions. Laugier soumet l'usage arbitraire des proportions harmoniques à la reconnaissance d'une beauté naturelle, aux origines primitives, qui implique un fonctionnalisme modéré. À l'aide de commentaires sur des édifices récents, il justifie la vision d'un style nouveau par l'analyse de son seul goût personnel et n'établit qu'ensuite la théorie. L'explication rationaliste de l'ordre grec prend sa source dans l'image de la hutte rustique qui orne le frontispice de son Essai sur l'architecture. Récusant la conception romaine du mur plastique, synonyme de « grand goût » au xviie siècle, Laugier rejette catégoriquement l'usage du pilastre et des entablements brisés, l'abus des piédestaux et des arcades, et l'emploi des niches. Son intérêt pour la beauté expressive de la structure et l'économie logique de la construction le pousse à s'intéresser de très près aux édifices gothiques, attitude en quelque sorte prophétique qu'il partage avec de rares architectes contemporains et qui préfigure la conception de Soufflot pour la basilique Sainte-Geneviève (1756).

— Daniel RABREAU

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-I-Sorbonne, directeur du centre Ledoux

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