CARNÉ MARCEL (1906-1996)
Deux mythes cinématographiques
Deux chefs-d'œuvre encadrent la période de la guerre. Le premier, Le jour se lève (1939), verra son importance minimisée en regard des préoccupations du moment ; le second, Les Enfants du paradis, commencé sous l'Occupation et sorti en mars 1945, sera le film du triomphe sur l'adversité, entretenant l'illusion d'une continuité du cinéma français au-delà des tourments de l'histoire : étrangement, la pérennité des mythes accompagnant la perte de l'innocence est le thème sous-jacent du film, qui met en scène des personnages célèbres (Jean-Louis Barrault en Deburau, Pierre Brasseur en Frédérick Lemaître, Marcel Herrand en Lacenaire...) piégés dans l'entrelacs de la fiction prévertienne (les femmes : Arletty, Maria Casarès ; le Destin : Pierre Renoir, Gaston Modot...).
Le jour se lève s'impose avec les ans comme la réussite la plus parfaite de Marcel Carné. Le récit par retours en arrière imaginé par Jacques Viot charpente admirablement la trame criminelle, que Carné mène à son terme inexorable avec netteté et rigueur, grâce à l'aide, encore une fois, d'une distribution inouïe (Jean Gabin, Arletty, Jules Berry, Jacqueline Laurent, et dix petits rôles). Le fameux dernier plan du film est presque un manifeste de la mise en scène selon Carné, dans sa dialectique du réel et de l'illusion : le héros étant mort, aussi inerte que ses meubles, la grenade lacrymogène qu'on lui envoie n'a de fonction que poétique, celle de matérialiser la lumière de l'aube qui donne son titre au film, tandis que le réveille-matin signe ironiquement la fin d'un compte à rebours.
Force est de constater que le Carné d'après 1946 ne se hissera jamais à ces sommets, malgré de belles fulgurances et une maîtrise technique, en particulier dans la photo et la direction d'acteurs, qui ne le quittera vraiment qu'à la fin des années 1950. Il continuera d'alterner, avec une touchante fidélité à ses débuts, les sujets sociaux et les fables imaginaires (de l'ambitieux Juliette, ou la Clef des songes, 1951, avec Gérard Philipe, à l'anodin Le Pays d'où je viens, 1956, avec Gilbert Bécaud), jusqu'à se compromettre en fin de course dans d'embarrassants naufrages (Les Jeunes Loups, 1968 ; La Merveilleuse Visite, 1974). Après la rupture avec Prévert, Carné resta à la recherche du scénariste idéal, empruntant pour le meilleur celui de Clouzot, Louis Chavance (La Marie du port, 1950, d'après Simenon), ou celui de Renoir, Charles Spaak (Thérèse Raquin, 1953, d'après Zola), et, pour le pire, celui d'Yves Allégret, Jacques Sigurd, qui réduisit sa vision du monde à l'échelle d'un roman de gare, mais contribua à remplir les salles et à faire illusion dans les festivals (L'Air de Paris, 1954 ; Les Tricheurs, 1958 ; Trois Chambres à Manhattan, 1965). Les échos de films plus anciens ravivent çà et là un espoir : le public populaire d'un match de boxe, la déambulation nocturne de deux amants, la gouaille d'un gardien d'immeuble, mais souvent ils ne font qu'exacerber le souvenir. Marcel Carné, prisonnier de sa légende, lui survivra pourtant pendant près d'un demi-siècle ; jusqu'au bout, il se battra pour des projets avortés. Avant d'avoir atteint quarante ans, le réalisateur des Enfants du paradis était devenu une institution de cinémathèque, un « incontournable », comme on dit aujourd'hui : ce fut aussi, un peu, sa tragédie.
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Écrit par
- N.T. BINH
: membre du comité de rédaction de la revue
Positif , critique et producteur de films
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Médias
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