MAUSS MARCEL (1872-1950)
Le « phénomène social total »
L'étude des sociétés humaines, selon Mauss, comprend la morphologie qui porte sur les groupes structurés, la physiologie sociale qui s'applique aux représentations et aux mouvements sociaux, et la sociologie générale qui traite des phénomènes généraux se retrouvant dans les divers aspects de la vie nationale et internationale. La nation correspond à un certain degré d'intégration et de cohésion ; quant à la civilisation, c'est un fait hypersocial et supranational.
La sociologie doit s'attacher à l'élucidation des phénomènes significatifs pour retrouver derrière eux les structures rationnelles. Cela implique qu'elle collabore avec la psychologie et même avec la biologie pour atteindre la réalité humaine dans sa totalité, telle qu'elle est concrètement engagée dans la vie individuelle et collective. Ainsi, les techniques du corps (par exemple, la façon de marcher, de nager) sont des actes à la fois physiques et façonnés par l'éducation. En les étudiant, on découvre les processus inconscients par lesquels s'opère la socialisation. De la même façon, en recherchant comment s'est formée et comment a évolué au cours des âges la notion de personne, au lieu de la prendre comme une donnée abstraite, on peut mieux saisir le point de jonction entre le psychologique et le sociologique.
Ainsi, à la conception de l'homme total correspond celle du phénomène social total, qui conduit à la fois à saisir les structures cachées et à rejoindre le donné véritable qui est, par exemple, le Mélanésien, le Romain, et non pas, comme le ferait croire une sociologie trop simpliste, un ensemble d'institutions qu'on pourrait décrire isolément, sans référence à leurs auteurs.
C'est dans l'Essai sur le donque Mauss a été le plus loin dans cette voie. Il a voulu montrer que les phénomènes économiques ne sont pas dissociables des autres aspects de la vie sociale et ne peuvent se réduire à des calculs d'intérêt mercantiles dérivés du troc. Bien au contraire, en effet, l'étude des sociétés archaïques montre que les échanges concernent la société dans son ensemble et qu'ils dérivent plutôt du don, ou plus exactement de l'obligation de donner, de recevoir et de rendre. Ainsi, dans le potlatchdes Indiens de la côte du Pacifique nord, ou dans le commerce kulades Mélanésiens, on observe de vastes systèmes de prestations réciproques dans lesquels se manifeste un lien intime et magique entre les objets et les personnes, qui confère au don une valeur sociale. Ces phénomènes sont totaux, en ce sens qu'ils sont à la fois religieux, économiques, politiques, matrimoniaux, juridiques. De même, dans les tribus australiennes, les prestations entre les clans impliquent des échanges de biens, de services, de rites, de danses, de femmes, de noms. On peut trouver des transitions entre ces types d'échange et les systèmes économiques modernes, notamment dans certaines institutions hindoues ou germaniques, qui supposent aussi que l'objet donné conserve quelque chose de la personnalité du donateur. Et, chez nous, la dépense noble s'ajoute souvent au système de l'achat et de la vente.
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Écrit par
- Jean CAZENEUVE : membre de l'Institut, professeur émérite à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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