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PROUST MARCEL (1871-1922)

Un roman impossible à écrire

Si À la recherche du temps perdu a été écrit si tard, a failli ne jamais voir le jour, a été publié, pour un tiers, posthume, la raison en est dans la méthode de composition proustienne. Dès Les Plaisirs et les Jours, l'écrivain juxtapose des fragments déjà écrits, et le plus souvent publiés en revue, nouvelles, poèmes en vers ou en prose, pastiches, caractères à la manière de La Bruyère, descriptions. L'ordre ne suit pas la chronologie de la rédaction, mais, de nouvelle en nouvelle, un itinéraire où se mêlent, comme des thèmes musicaux, la dégradation dans la vie mondaine, le vice, la jalousie, et la rédemption par l'art. Le recueil se clôt et s'ouvre par l'évocation de la mort.

Jean Santeuil, dont le manuscrit comporte un millier de pages, n'a pas été classé par Proust. Les morceaux écrits pendant quatre ans ont été publiés selon l'ordre chronologique de la vie du héros, comme un apprentissage : l'enfance, les études, l'entrée dans la société, l'amour, la vieillesse des parents de Jean. Mais, d’une part, si l'auteur avait lui-même choisi cette structure, il aurait publié son livre. Or il a senti que le déroulement linéaire de l'autobiographie ou de la fiction classique ne lui conviendrait jamais, sans oser encore bouleverser le temps du récit par la mémoire involontaire, pourtant déjà présente dans le premier roman. D'autre part, Proust a été écrasé sous l'amas des passages poétiques, dont il n'a pas trouvé comment ponctuer le récit : entre le long poème en prose et le roman social, entre la vie et les lois qui la régissent, il n'a pu trancher ; d'où, finalement, des phrases dont la qualité, dira-t-il plus tard, ne l'ont pas satisfait.

Les préfaces que Proust donne à ses traductions de Ruskin, la Bible d'Amiens et Sésame et les lys (1904 et 1906), sont aussi un montage de textes antérieurs. La première assemble un avant-propos écrit en dernier, un article du Mercure de France sur une visite à Amiens, un article sur Ruskin, le récit d'une visite à Rouen, et des vacances à Venise. Dans les chroniques que Proust consacre aux salons mondains, aux événements artistiques, à des faits divers (1894-1907), la même écriture parcellaire se manifeste. Lorsqu'il décide brutalement, en janvier 1908, de raconter « l'Affaire Lemoine », histoire d'une escroquerie, ce sera par huit pastiches d'auteurs différents publiés dans le Figaro (quatre resteront inédits de son vivant ; le pastiche de Saint-Simon sera publié en 1919, dans Pastiches et mélanges). Cependant, ces huit perspectives sur un même événement font chacune la synthèse, non du diamant comme Lemoine, mais du style de Balzac, de Flaubert, de Sainte-Beuve, de Régnier, de Goncourt, de Michelet, de Faguet, de Renan, c'est-à-dire de romanciers et de critiques. En effet, jusqu'en 1908, Proust a oscillé entre la fiction et la critique, sans choisir ni composer.

L'aventure de Contre Sainte-Beuve (1908-1909) confirme cette vue d'une genèse éclatée. Comme en témoigne le Carnet de 1908 (publié en 1976), où Proust a jeté de nombreuses notes en vue d'un futur roman, il écrit soixante-quinze feuillets qui annoncent « Combray ». Il hésite alors, vers mai 1908, parle d'un écrit sur Sainte-Beuve, songe à deux formules différentes, un essai, ou le récit d'une matinée avec sa mère. De ces tentatives, il nous reste la trace, sous la forme de fragments repris, récrits plusieurs fois, dans dix cahiers, et non dans un texte continu.

Proust découvre alors que la réminiscence peut organiser le récit : le narrateur se souvient d'un « moi » intermédiaire, qui, au cours d'insomnies, est envahi par le souvenir. La mémoire évoque alors l'enfance à Combray, Swann, le bord de mer, les Guermantes, les Verdurin, Venise,[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur de littérature française à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle

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Marcel Proust - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Marcel Proust

Marcel Proust, J.-É. Blanche - crédits : Charles Ciccione/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Marcel Proust, J.-É. Blanche

Vue de Delft, Vermeer de Delft - crédits : Buyenlarge/ Getty Images

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