Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

PROUST MARCEL (1871-1922)

Une intrigue invisible

Marcel Proust, J.-É. Blanche - crédits : Charles Ciccione/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Marcel Proust, J.-É. Blanche

Proust est l'homme, à travers tant de pages et de livres, d'un seul livre et d'une seule histoire. Mais le sujet du récit s’avère d'abord invisible, parce que le récit raconte la découverte de son sujet, une « vocation invisible ». Proust a caché son jeu plus qu'aucun romancier avant lui, car, si l'on entrevoit que le roman raconte une vocation, on la croit d'abord manquée et, surtout, on ne devine pas que le héros aura pour mission d'écrire le livre que nous sommes en train de lire. Dans l'itinéraire du héros-narrateur, dont le titre général de l'œuvre signale le sens, d'ailleurs ambigu, il faut donc distinguer l'apparence et la réalité. L'apparence est dans la traversée des lieux, des milieux et des temps, dans les rencontres amicales, amoureuses ou mondaines.

L'enfance à Combray (Du côté de chez Swann, coupée de l'exemple, antérieur de quinze ans, fourni par Swann amoureux), l'adolescence à Paris, puis au bord de la mer à Balbec, et ce sont trois amours : la mère, Gilberte Swann, une bande de jeunes filles (parmi lesquelles Albertine) ; le retour à Paris, où le narrateur est progressivement admis dans les salons les plus fermés et tombe amoureux de la duchesse de Guermantes ; la découverte de l'homosexualité dans Sodome et Gomorrhe, et le deuxième séjour à Balbec, en compagnie d'Albertine (qui relève de Gomorrhe) ; le retour à Paris, et l'amour tragique pour Albertine, où le bonheur est remplacé par une quête jalouse d'un introuvable secret (La Prisonnière) ; la fuite, la mort de la jeune fille, les étapes de l'oubli et la guérison de toute passion (La Fugitive) ; de longs séjours en maison de santé, coupés de deux voyages à Paris, en 1914, et en 1916, pour découvrir Paris sous les bombes, changé en Sodome (à cause de Charlus et de la maison de passe pour sadiques tenue par Jupien) et en Pompéi (première partie du Temps retrouvé) ; et, en deux épisodes, « L'Adoration perpétuelle » et « Le Bal de têtes », la découverte finale, et triple, que le temps change les êtres, que le passé peut cependant être reconquis, et que l'instrument nécessaire à cette reconquête est l'œuvre d'art, qui découvre et éclaircit la vraie vie ; telles sont les étapes, décrites de manière linéaire, de la vie du héros.

Le deuxième niveau, celui de la réalité profonde, rassemble les expériences disséminées au fil du récit, et qui sont de trois ordres : les unes renvoient à une essence cachée, intemporelle (la vue des clochers de Martinville, les aubépines de Combray, les trois arbres de Balbec) ; d'autres sont des réminiscences qui provoquent un sentiment de félicité (la petite madeleine, la serviette empesée, les pavés inégaux de l'hôtel de Guermantes) ; les troisièmes sont des rencontres d'œuvres d'art – la lecture de Bergotte (Swann), les tableaux d'Elstir (Jeunes filles), la musique de Vinteuil (Swann, La Prisonnière). Ces expériences, ces rencontres constituent autant d'appels, d'interrogations dont la réponse n'est pleinement donnée que dans « L'Adoration perpétuelle » du Temps retrouvé. Les unes auront fait entrevoir que le monde avait un sens caché, les extases de mémoire que l'on pouvait à la fois recréer le temps et y échapper, les dernières que les œuvres d'art reconstituaient les deux premières, les perpétuaient, puisqu'elles donnent un sens au monde, préservent le temps et lui échappent.

Ce n'est pourtant pas assez de dire que l'intrigue est cachée, et que les secrets qu'elle dévoile sont rejetés à la fin. Elle est d'autant plus mystérieuse que son déroulement est brisé, bouleversé par le jeu de la narration avec la fiction, de l'énonciation avec l'énoncé. Swann aurait[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur de littérature française à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle

Classification

Médias

Marcel Proust - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Marcel Proust

Marcel Proust, J.-É. Blanche - crédits : Charles Ciccione/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Marcel Proust, J.-É. Blanche

Vue de Delft, Vermeer de Delft - crédits : Buyenlarge/ Getty Images

Vue de Delft, Vermeer de Delft

Autres références

  • À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU, Marcel Proust - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 184 mots
    • 2 médias

    Histoire d'une vocation littéraire, À la recherche du temps perdu fut ébauché en 1908 par Marcel Proust (1871-1922), concurremment à un essai dirigé contre la méthode critique de Sainte-Beuve, coupable aux yeux de l'écrivain d'avoir jugé ses contemporains d'après leur comportement en société,...

  • CONTRE SAINTE-BEUVE, Marcel Proust - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 252 mots

    Contre Sainte-Beuve est un recueil de fragments écrits dans les années 1908-1909 par Marcel Proust (1871-1922). Depuis au moins quatre ans, ce dernier a en tête un ouvrage où il démontrerait l'inanité de la méthode du grand critique du xixe siècle, tout en exposant ses propres théories...

  • ESSAIS (M. Proust) - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 945 mots
    • 1 média

    L’année 2022 est marquée par le centenaire de la mort de Marcel Proust. Trois grandes expositions parisiennes lui ont rendu hommage : Marcel Proust, un roman parisien au musée Carnavalet, Marcel Proust, du côté de la mère au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme et Marcel Proust. La fabrique...

  • PROUST EST UNE FICTION (F. Bon) - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 991 mots

    Tandis que se multiplient les commémorations du centenaire de la parution de Du côté dechez Swann, François Bon publie un livre au titre délicieusement ambigu, Proust est une fiction (Seuil, 2013). D’une façon lointainement oulipienne, l’ouvrage se présente sous la forme de cent fragments autonomes,...

  • PROUST, PRIX GONCOURT (T. Laget) - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 094 mots
    • 1 média

    L’œuvre de Proust pense la littérature en soi, sans le lien qu’elle établit communément avec la « réalité ». Or cette relation avec le présent et avec la guerre tout juste achevée n’a jamais été aussi violemment discutée que le 10 décembre 1919, lorsque Marcel Proust reçoit...

  • BECKETT SAMUEL (1906-1989)

    • Écrit par
    • 4 808 mots
    • 4 médias
    Parmi les influences qui ont pu s'exercer sur Beckett, celle de Proust – auquel il consacre un essai en anglais dès 1931 – n'est sans doute pas la moins forte. Certes, Joyce pourra un temps subjuguer son cadet, qui fut son ami et son secrétaire, et continuer à long terme de hanter son esprit...
  • BEYER MARCEL (1965- )

    • Écrit par
    • 988 mots
    Plusieurs influences littéraires habitent l'écriture de Beyer. Proust d'abord, cité à plusieurs reprises dans Kaltenburg, dont certaines pages ne sont pas sans évoquer la Recherche. La quête formelle d'une écriture romanesque d'après la catastrophe, comme chez les auteurs français du « nouveau...
  • BIOGRAPHIE

    • Écrit par
    • 2 600 mots
    ...sens que si la biographie prétend rendre compte de l'« homme ». Ce qu'elle a fait longtemps, et qui lui a valu toutes sortes de critiques justifiées. Proust dit à bon droit, « contre Sainte-Beuve », que le moi social d'un artiste n'est pas significatif de son moi créateur ; l'érudition à perte de vue...
  • CHOPIN FRÉDÉRIC (1810-1849)

    • Écrit par
    • 2 698 mots
    • 2 médias
    ...l'idée symphonique. À moins qu'ils n'aient volontairement celui de la danse (Polonaises, Mazurkas, Valses, etc.), ses thèmes sont de caractère vocal. Marcel Proust a bien su les définir tout en imitant leur tournure, lorsqu'il écrivait « les phrases au long col sinueux et démesuré de Chopin, si libres,...
  • Afficher les 22 références