PROUST MARCEL (1871-1922)
Un langage à réinventer
Le déplacement que subit l'intrigue de la Recherche est compensé par l'importance accordée au langage des personnages et, d'abord, à celui du premier d'entre eux. L'immense discours du narrateur, compte-rendu de toute une vie, porte ceux des personnages, qui parlent plus qu'ils n'agissent et se dévoilent dans leurs paroles, à condition de les analyser. Proust entend ses héros autant qu'il les voit. C'est pourquoi il note dans ses carnets des listes de mots, d'expressions, de phrases, qu'il attribuera ensuite à des personnages différents, après avoir parfois hésité, comme s'il fallait détourner la source du langage entre plusieurs canaux. Chaque personnage a son vocabulaire, sa syntaxe, sa prononciation, bien qu’il en change à mesure qu'il évolue : Albertine montre successivement sa maturité, puis sa perversion, par l'usage de mots nouveaux.
De même que Balzac révèle tout un personnage dans un mot, de même Proust : c'est la duchesse de Guermantes déclarant « On est toujours invité », Charlus disant « J'étais né pour être bonne d'enfants », Bergotte mourant face au petit pan de mur de La Vue de Delft de Vermeer, qui lui donne une dernière leçon, et répétant « Petit pan de mur jaune ». Comme pour rendre plus importante la tâche de l'interprète, l'herméneutique, tout le monde ment chez Proust. Il y a une vérité cachée derrière les mots, qui n'est pas dans leur contenu, mais parfois dans leur forme, et que le narrateur traduit, sans être sûr de parvenir à la vérité ; aussi faut-il sans cesse faire parler à nouveau les héros. Les dialogues ne sont donc plus écrits seulement pour faire progresser l'action. Révélateurs des âmes, ils renseignent, aussi, cependant, sur les autres personnages, l'histoire (pendant l'affaire Dreyfus et la Grande Guerre, Proust, plutôt que de raconter ce que l'on sait, préfère faire parler), les progrès de l'amour et de la jalousie, le monde des idées, de l'esthétique, de la philosophie : les concepts peuvent alors être exposés sans être pris en charge par le narrateur.
Dans la distance entre le langage des personnages et celui du narrateur, il faut lire la présence de l' ironie. Au-delà des mots d'esprit, dans le style de Meilhac et Halévy, que Proust a recueillis pour les avoir entendus, et qu'il a attribués à Mme de Guermantes et à Swann, il y a une forme d'ironie, déjà présente dans le pastiche, qui provient du jeu entre deux discours. Le ressort de l'ironie consiste, en effet, dans la mention d'un discours par un autre, de celui d'un personnage présenté par le narrateur : tours de physionomie, expressions, affirmations sont constamment décalés par rapport à notre norme implicite. Dans des propos en apparence normaux, Proust montre toujours une distance, un travers qui provoquent le sourire du lecteur pris implicitement à témoin : les gaffes du directeur d'hôtel de Balbec, de Cottard, le pédantisme de Brichot, le vide solennel de Norpois sont ainsi imités, pastichés comme s'ils préexistaient au texte. Si tous les propos – sauf dans les dialogues amoureux ou jaloux – prennent une valeur comique, c'est que cette valeur ne repose pas dans les choses, mais dans l'intention, l'esprit même de l'artiste. Dès Jean Santeuil, Proust l'affirme : une personne spirituelle trouve en tout de la drôlerie et, « si nous croyons qu'il y a peu de choses drôles, c'est que nous ne savons pas les voir » ; la gaieté, « élément fondamental de toute chose », peut être dégagée de toute parole. Il faut donc rapprocher les pastiches, citations déformées et reformées des textes écrits par les prédécesseurs de Proust ; les dialogues des héros, propos qui se déforment par rapport à la norme du naturel et de la vertu[...]
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Écrit par
- Jean-Yves TADIÉ : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur de littérature française à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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