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PROUST MARCEL (1871-1922)

Un récit sans frontières

Le langage des personnages est intégré au récit. Dans ses manuscrits, Proust allait très rarement à la ligne, et les propos, à peine indiqués par des guillemets, étaient pris dans la continuité d'un texte, d'ailleurs fait pour être lu à haute voix : la ponctuation actuelle a été restituée par les éditeurs. Il ne faut donc pas s'étonner de ne pas pouvoir aisément dissocier, dans le bloc du récit proustien, les trois éléments habituels d'un roman : récit, dialogues, descriptions. Les descriptions de paysages naturels, et de Venise, s'imposent avec force à la mémoire du lecteur de la Recherche. Cependant, l'étude statistique du vocabulaire montre que les termes de nature sont, chez Proust, beaucoup plus rares que chez les écrivains de son temps, et que le thème de la nature décroît encore considérablement après les Jeunes filles, pour reparaître faiblement dans Le Temps retrouvé ; dans Swann même, il est presque absent d'« Un amour de Swann ». L'espace ne joue plus le rôle de décor qu'on lui a connu, encombrant, omniprésent, chez Balzac ou Zola. Dans les grands moments du récit, il a la même fonction qu'un personnage. Les aubépines, les trois arbres d'Hudimesnil, les clochers de Martinville font signe comme des êtres humains, et la mer de Balbec est une grande créature immortelle : c'est la métaphore qui les humanise, et la description constitue le lieu privilégié de celle-là. Les décors, les objets, les lieux sont semblables aux héros proustiens, également parce qu'ils sont soumis au temps : le bois de Boulogne de 1913, dont la peinture termine Swann, n'est déjà plus celui où le narrateur regardait Odette se promener ; le Paris du Temps retrouvé n'est plus celui de Guermantes, et Combray, pendant la guerre de 1914, efface le bourg de l'enfance : le décor n'est immobile que dans la mémoire.

Humanisé, le paysage l'est encore parce qu'il est lié aux personnages : Gilberte est inséparable d'une allée de Tansonville, les jeunes filles, du bord de mer. Au gré des instantanés, du passage du temps, les héros peuvent changer d'horizon : ils en ont, comme en peinture, toujours un ; le narrateur même est inséparable de ses chambres successives. Chaque passion a aussi son paysage, et la vocation de l'artiste sent, sous l'apparence du monde, se révéler son essence : d'où la vacuité, souvent signalée par Proust, de l'inventaire naturaliste, qu'il moque dans le pastiche du Journal des Goncourt, placé dans Le Temps retrouvé au moment où le narrateur désespère d'être jamais écrivain. Les cinq villes où se passe le roman – Combray, Paris, Balbec, Doncières, Venise, dont trois sont imaginaires – sont liées, dans chacun de leurs édifices, de leurs jardins, de leurs canaux, à une découverte, à un drame, à une perversion, et elles sont, de plus, préparées pour les bienheureuses résurrections de la mémoire. La convergence de la passion, de l'animation, du souvenir, assurent aux lieux proustiens, de l'église de Combray à l'hôtel louche du Temps retrouvé, une présence analogue à celle que le narrateur admire, lorsqu'il évoque les maisons de Dostoïevski.

Objet du souvenir, objet du rêve aussi, le lieu, l'espace donnent enfin au récit sa structure. Le « Côté de chez Swann » et le « Côté de Guermantes » composaient les deux premières parties de la triade de 1913. Le premier, c'est la nature, la famille, l'amour, le sadisme de Mlle Vinteuil à Montjouvain ; le second, c'est l'aristocratie, le thème de l'ascension sociale, c'est-à-dire deux côtés du « sol mental » du narrateur, qui seront unifiés au début du Temps retrouvé. Du « Côté de chez Swann » est issu Balbec, du « Côté de Guermantes », Sodome et Gomorrhe.[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur de littérature française à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle

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Médias

Marcel Proust - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Marcel Proust

Marcel Proust, J.-É. Blanche - crédits : Charles Ciccione/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Marcel Proust, J.-É. Blanche

Vue de Delft, Vermeer de Delft - crédits : Buyenlarge/ Getty Images

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